Quiniou, le matérialisme, ça ne se discute pas

quiniou.jpegL’appel de scientifiques polémiquant avec le matérialisme publié par Le Monde (le 23 février) est désolant : non, bien entendu, par la revendication de la liberté de pensée en science qu’il comporte, mais par la confusion des plans à laquelle il procède. Le matérialisme n’est pas un a priori philosophique : même s’il y a eu un matérialisme spéculatif autrefois, incarné dans l’Antiquité par Démocrite et Epicure ou, plus près de nous, par des philosophes français du XVIIIe siècle et qui n’avait pas de fondement scientifique avéré, l’idée que le monde est matière et que ce qu’on appelle l’"esprit" n’en est qu’une forme n’a rien à voir avec un postulat intellectuel qui imposerait sa norme arbitraire à la recherche scientifique. Non seulement le matérialisme constitue le présupposé méthodologique de la connaissance scientifique, son horizon d’enquête inévitable - que serait celle-ci si elle s’attachait à des réalités surnaturelles, non réductibles à l’expérience matérielle ? -, mais, surtout, il est imposé ontologiquement par la science biologique et, spécialement, la théorie darwinienne de l’évolution.

Celle-ci, en nous démontrant que l’homme est un produit des transformations de la nature matérielle, nous oblige à admettre que la pensée n’en est qu’une propriété lorsqu’elle est parvenue à un haut degré d’organisation ou de complexité. Point d’a priori, ici, mais simple traduction après coup d’un état des sciences qui ruine la plupart des constructions idéalistes ou spiritualistes qui l’ont précédé. Précisons, pour ceux qui ne l’auraient pas compris, que la science qui légifère dans ce cas ce n’est point la physique - dont la plupart des signataires sont des spécialistes -, mais la biologie, prolongée aujourd’hui par les sciences cognitives : alors que la physique porte exclusivement sur la matière inanimée, seule la biologie se prononce sur le rapport de la matière à la pensée, point décisif où se joue le sort scientifique du matérialisme philosophique dans les conditions intellectuelles de notre temps.

La réflexion métaphysique, elle, se situe à un tout autre niveau. Elle s’intéresse à l’origine ultime de cette matière : est-elle créée ou incréée, finie ou infinie ? Et il est vrai que la science, ici, ne saurait ni présupposer ni imposer quoi que ce soit, et l’on peut, à la fois, savoir que l’homme est un produit de la nature et croire que celle-ci a une origine divine, voire que son évolution a un sens transcendant qui échappe à la raison humaine. Mais on n’est plus alors dans le champ où la question de la validité du matérialisme, tel que la science nous oblige à le concevoir, se pose. On est dans celui d’une optique sur la totalité de l’Etre qui est, par définition, indémontrable et où tous les énoncés spéculatifs sont concevables et légitimes dès lors qu’ils n’interfèrent pas avec les résultats de la connaissance scientifique et ne les contredisent pas : aussi bien celui que le monde a été créé que celui qu’il est éternel et incréé, et, donc, se suffit à lui-même. Confondre le matérialisme scientifique et l’athéisme dogmatique, c’est donc oublier que le premier pratique l’abstinence métaphysique, s’en tient à ce qui est accessible a posteriori à la connaissance humaine, et se donner le moyen facile de le récuser au nom d’une conséquence spéculative qui ne lui est pas nécessairement liée. Par contre c’est occulter ce qu’il y a en lui de contraignant, que cela plaise ou non à notre narcissisme et que tous les grands penseurs, après Darwin, ont admis depuis le XIXe siècle, à commencer par Marx, Nietzsche et Freud : l’idée que l’homme est de part en part matière, que celle-ci soit biologique, psychologique ou sociale, qu’il ne transcende pas mystérieusement la réalité empirique et qu’il s’offre ainsi à l’investigation indéfinie de la science, sans a priori.

                                                             Yvon Quiniou, « le matérialisme, ça ne se discute pas », Le Monde, 04/03/2006