Searle, la chambre chinoise

searle.jpegJ’ai eu de nombreux débats avec des chercheurs en sciences cognitives. Mon argument de base est que c’est une erreur de croire qu’on peut créer un esprit avec le symbolisme binaire d’une machine de Turing. C’est ce que montre mon argument de la chambre chinoise. Au début des sciences cognitives, la Fondation Sloan avait affecté des crédits importants pour inciter les chercheurs à se mobiliser sur ces questions, à organiser des colloques, etc. C’est dans ce cadre que j’ai été invité au Yale Artificial Intelligence Laboratory à l’Université de Yale, en 1971. Je ne connaissais rien alors à l’intelligence artificielle. J’ai acheté un manuel au hasard, dont la démarche argumentative m’a sidéré par sa faiblesse. Je ne savais pas alors que ce livre allait marquer un tournant dans ma vie. Il expliquait comment un ordinateur pouvait comprendre le langage. L’argument était qu’on pouvait raconter une histoire à ordinateur et qu’il était capable ensuite de répondre à des questions relatives à cette histoire bien que les réponses ne soient pas expressément données dans le récit. L’histoire était la suivante : un homme va au restaurant, commande un hamburger, on lui sert un hamburger carbonisé, l’homme s’en va sans payer. On demande à l’ordinateur : « a-t-il mangé le hamburger ? » Il répond par la négative. Les auteurs étaient très contents de ce résultat, qui était censé prouver que l’ordinateur possédait les mêmes capacités de compréhension que nous. C’est a ce moment la que j’ai conçu l’argument de la chambre chinoise : Supposons que je sois dans une pièce fermée avec la possibilité de recevoir et de donner des symboles, par l’intermédiaire d’un clavier et d’un écran, par exemple. Je dispose de caractères chinois et d’instructions permettant de produire certaines suites de caractères en fonction des caractères que vous introduisez dans la pièce. Vous me fournissez l’histoire puis la question, toutes deux écrites en chinois. Disposant d’instructions appropriées, je ne peux que vous donner la bonne réponse, mais sans avoir compris quoique ce soit, puisque je ne connais pas le chinois. Tout ce que j’aurais fait c’est manipuler des symboles qui n’ont pour moi aucune signification. Un ordinateur se trouve exactement dans la même situation que moi dans la chambre chinoise : il ne dispose que de symboles et de règles régissant leur manipulation. Je n’attendais pas à ce que cet argument, qui me paraissait trivial, suscite de l’intérêt au de là d’une semaine. L’effet fut au contraire cataclysmique. Tous les participants du séminaire étaient convaincus que j’avais tort, mais sans pouvoir en donner la raison. Vingt ans après, la discussion continue à faire rage, il doit y avoir plusieurs centaines d´articles sur le sujet. Je reçois des correspondances du monde entier. Lorsque j’ai donné une conférence en Chine, j’avais pensé préférable de parler de la « chambre arabe », mais tout le monde avait entendu parler de la chambre chinoise! L’argument de la chambre chinoise montre que la sémantique du contenu mental n’est pas intrinsèque à la syntaxe du programme informatique, lequel est défini syntaxiquement par une suite de zéros et de uns. A l’époque j’admettais que la machine possédait une syntaxe. En fait, si l’on pose la question de savoir si cette série de zéros et de uns est un processus intrinsèque à la machine, on est obligé d’en convenir que ce n’est pas le cas. J’ai proposé depuis (dans La redécouverte de l’esprit) un nouvel argument. La distinction la plus profonde qu’on puisse effectuer n’est pas entre l’esprit et la matière, mais entre deux aspects du monde : ceux qui existent indépendamment d’un observateur, et que j’appelle intrinsèques, et ceux qui sont relatifs à l’interprétation d’un observateur. La computation informatique n’est pas un processus qui a lieu dans la nature. Elle n’existe que relativement à une interprétation syntaxique qui assigne une certaine distribution de zéros et de uns à un certain état physique. Ce nouvel argument, plus radical, montre que la syntaxe n’est pas intrinsèque à la nature physique. Une chose donnée n’est un programme (i.e. une structure syntaxique) que relativement à une interprétation. Ceci a pour effet de démolir l’assomption de base de la théorie computationnelle de l’esprit. La question “Le cerveau est-il intrinsèquement un ordinateur” est absurde car rien n’est intrinsèquement un ordinateur si ce n’est un être conscient qui fait des computations. N’est ordinateur que quelque chose auquel a été assignée une interprétation. Il est possible d’assigner une interprétation computationnelle au fonctionnement du cerveau comme à n’importe quoi d’autre. Supposons que cette porte égale 0 quand elle est ouverte, et 1 quand elle est fermée. On a là un ordinateur rudimentaire. Cet argument est plus puissant que le premier mais plus difficile à comprendre.

J.Searle, entretien (Sciences humaines)