« C’est donc une source d’erreur que de parler d’activité mentale à propos de la pensée. Nous dirons que la caractéristique essentielle de la pensée, c’est qu’elle est u ne activité qui utilise des signes. Quand nous écrivons, la main est l’agent opératoire, quand nous parlons, la pensée s’exprime par la gorge ou le larynx, et quand nous ne faisons qu’imaginer des signes ou des images, il n’y a pas de mécanisme intermédiaire de la pensée. Et si vous me dîtes alors que c’est l’esprit qui pense, je répondrai qu’il s’agit là d’une métaphore, et que l’esprit ne peut pas agir de façon identique à celle de la main rédigeant la pensée écrite.
Si l’on nous demande encore de localiser la pensée, nous ne verrons pas d’autre lieu à désigner que le papier sur lequel nous écrivons, ou la bouche qui est en train de parler. Et s’il nous arrive de désigner la tête ou le cerveau comme « le siège de la pensée », cette localisation prend pour nous un sens tout différent. Essayons de voir pourquoi la tête passe pour être le siège de la pensée (…). La raison principale qui nous incline à localiser la pensée dans le cerveau est sans doute que nous utilisons, concurremment avec les termes « pensée » ou « penser », les termes « parler », « écrire » qui décrivent une activité corporelle, ce qui nous amène à considérer la pensée comme une activité. Lorsque des termes du langage courant présentent au premier abord une certaine analogie dans leur fonction grammaticale, nous avons tendance à les comprendre dans un même système d’interprétation ; autrement dit, nous nous efforçons à tout prix de maintenir l’analogie. « la pensée, disons-nous, est autre chose que la phrase, car une même pensée s’exprimera en français et en anglais dans des termes tout différents. » Toutefois, du fait que nous pouvons voir où se trouvent des phrases, nous cherchons un lieu où se trouvent la pensée. »
Ludwig Wittgenstein, Le cahier bleu
« Les êtres humains sont des corps vivants d’un certain genre, qui ont différentes capacités. L’esprit humain (mind) est la capacité d’acquérir des aptitudes intellectuelles : une capacité est elle-même une aptitude, mais une aptitude de second-ordre, l’aptitude à acquérir des aptitudes. Le véhicule de l’esprit humain est le cerveau humain. Les êtres humains et leurs cerveaux sont matériels ; mais pas leurs esprits parce qu’ils sont des capacités. Cela ne veut pas dire qu’ils sont des « esprits » (spirits). L’aptitude d’un piquet rond à rentrer dans un trou rond n’est pas un objet physique comme le piquet rond lui-même, mais personne ne suggèrera qu’il s’agit d’un esprit. Ce n’est pas par adhésion au spiritualisme, mais par simple souci de clarté conceptuelle que nous insistons sur le fait que l’esprit n’est pas un objet physique et n’a pas de longueur ni d’épaisseur. »
Anthony Kenny, « Language and mind », The Legacy of Wittgenstein