Si l’on entend par technique l’ensemble des procédés dont se dotent les hommes, non point pour s’assurer la maîtrise absolue de la nature (ceci ne vaut que pour notre monde et son dément projet cartésien dont on commence à peine à mesurer les conséquences écologiques), mais pour s’assurer une maîtrise du milieu naturel adaptée et relative à leurs besoins, alors on ne peut plus du tout parler d’infériorité technique des sociétés primitives : elles démontrent une capacité de satisfaire leurs besoins au moins égale à celle dont s’enorgueillit la société industrielle et technicienne. (…) Ce qui surprend chez les Eskimo ou chez les Australiens, c’est justement la richesse, l’imagination et la finesse de l’activité technique, la puissance d’invention et d’efficacité que démontre l’outillage utilisé par ces peuples. Il n’est d’ailleurs que de se promener dans les musées ethnographiques : la rigueur de fabrications des instruments de la vie quotidienne fait presque de chaque modeste outil une oeuvre d’art. Il n’y a donc pas de hiérarchie dans le champ de la technique, il n’y a pas de technologie supérieure ni inférieure ; on ne peut mesurer un équipement technologique qu’à sa capacité de satisfaire, en un milieu donné, les besoins de la société. Et, de ce point de vue, il ne paraît nullement que les sociétés primitives se montrèrent incapables de se donner les moyens de réaliser cette fin.
Pierre Clastres, « la société contre l’Etat »