« La recherche des « causes » n'avait de sens qu'à l'intérieur d'une conception strictement événementielle de l'histoire, comme était l'ancienne histoire politique ou militaire qui opérait sur ce qu'elle appelait des faits précis (avènements ou fins de règne, négociations diplomatiques ou traités, sièges ou batailles), sortes d'atomes de réalité historique isolés par la pensée, qu'on pouvait disposer commodément en séries enchaînées de causes et d'effets. Nous sommes devenus aujourd'hui extrêmement sensibles au caractère artificiel, construit, dérivé du « fait » historique ainsi conçu : loin d'y voir l'essence même de la réalité du passé, nous avons appris à y reconnaître le résultat d'un découpage, d'une sélection (légitime si elle est consciente et rationnellement justifiée) qui, dans le tissu complexe et continu du passé, détache le fragment que l'historien estime utile de placer sous l'objectif de son appareil de visée : dès lors il risque de devenir factice de traiter comme un phénomène distinct (un effet d'une cause) ce qui n'a peut-être pas eu d'existence autonome. […]
Mais il faut insister sur la difficulté centrale que soulève l'impossibilité où nous sommes d'isoler, sinon par la pensée, un élément ou un aspect de la réalité historique. La notion vulgaire de « cause » ne peut trouver un usage rigoureux que dans les cas où, par l'expérimentation, il est possible de constituer un système clos où on isolera, pour en constater et en faire varier les effets, l'action d'une cause déterminée. Soit, par exemple, en physique, l'expérience classique de Galilée sur le plan incliné : le frottement une fois rendu négligeable, le mobile de masse m qui glisse sur le plan n'est plus soumis qu'à une force mg.sin α dont, en modifiant l'angle d'inclinaison α du plan sur l'horizontale, nous pouvons faire varier l'intensité et mesurer les effets différents. Il ne s'agit là que d'un exemple très élémentaire : même dans les sciences de la nature, lorsque les phénomènes deviennent plus complexes, la réalisation de tels systèmes clos devient rapidement plus difficile et la notion d'expérimentation beaucoup plus délicate à manier.
On attachera une importance particulière aux difficultés méthodologiques, souvent très analogue à celle de l'histoire, que rencontrent des sciences comme la géologie, la géographie physique où intervient aussi l'étude du passé et où l'expérimentation est pareillement impossible (car celle qu'on peut tenter sur des « modèles réduits » n'a qu'une valeur analogique). Nous ne pouvons pas agir sur le passé ; d'autre part, attachés à la connaissance du singulier, nous ne pouvons pas espérer trouver dans la répétition l'équivalent de l'expérience variée du laboratoire. Dès lors, et c'est encore une raison du caractère seulement « probable », nullement contraignant, des jugements en histoire, nous ne pouvons offrir au mieux, dans cette recherche des « causes », que des hypothèses vraisemblables […]. En présence d'une situation historique, nous évoquons ses divers antécédents (ou ses suites), puis, par la pensée, nous faisons varier tour à tour l'un ou l'autre, essayant chaque fois de construire ce qui en serait résulté ; de la sorte nous nous faisons une idée sur l'efficacité relative des diverses « causes » en jeu : l'expérience mentale remplace l'impossible expérience de laboratoire – mais son caractère fictif affecte douloureusement la portée de ses conclusions. […]
[L]'histoire, me semble-t-il, doit renoncer à la recherche des causes pour celle des développements coordonnés, notion qui n'est qu'une extension à la dimension diachronique de la notion synchronique de structure (tel phénomène historique se trouve relié à tel autre par un rapport intelligible : on comprend la morale spartiate quand on a reconnu qu'elle est liée à l'idéal totalitaire de la Cité). […] Nous touchons là à l'essentiel : l'explication en histoire c'est la découverte, l'appréhension, l'analyse des mille liens qui, de façon peut-être inextricable, unissent les unes aux autres les faces multiples de la réalité humaine – qui relient chaque phénomène aux phénomènes voisins, chaque état à des antécédents, immédiats ou lointains, et, pareillement, à ses conséquences. On peut légitimement se demander si la véritable histoire n'est pas cela : cette expérience concrète de la complexité du réel, cette prise de conscience de sa structure et de son évolution, l'une et l'autre si ramifiées ; connaissance sans doute élaborée en profondeur autant qu'élargie en compréhension ; mais quelque chose en définitive qui resterait plus près de l'expérience vécue que de l'explication scientifique. »
Henri-Irénée MARROU, De la connaissance historique, p.172-177