« En cette fin de millénaire, les Européens, et tout particulièrement les Français, sont obsédés par un nouveau culte, celui de la mémoire. Comme s'ils étaient saisis de nostalgie pour un passé qui s'éloigne irrévocablement, ils s'adonnent avec ferveur à des rites conjuratoires, censés le maintenir vivant […] Il faut d'abord noter que la représentation du passé est constitutive non seulement de l'identité individuelle – la personne présente est faite de ses propres images d'elle-même –, mais aussi de l'identité collective. Or qu'on le veuille ou non, la plupart des êtres humains ont besoin de ressentir leur appartenance à un groupe : c'est qu'ils trouvent là le moyen le plus immédiat d'obtenir la reconnaissance de leur existence, indispensable à tout un chacun. Je suis catholique, ou berrichon, ou paysan, ou communiste : je ne suis pas personne, je ne risque pas d'être englouti par le néant. […]
Une autre raison pour se préoccuper du passé est que cela nous permet de nous détourner du présent, tout en nous procurant les bénéfices de la bonne conscience. Qu'on nous rappelle aujourd'hui avec minutie les souffrances passées nous rend peut-être vigilants à l'égard de Hitler et de Pétain, mais nous fait aussi d'autant mieux ignorer les menaces présentes – puisqu'elles n'ont pas les mêmes acteurs ni ne prennent les mêmes formes. Dénoncer les faiblesses d'un homme sous Vichy me fait apparaître comme un vaillant battant de la mémoire et de la justice, sans m'exposer à aucun danger ni m'obliger d'assumer mes éventuelles responsabilités face aux détresses actuelles. Commémorer les victimes du passé est gratifiant, s'occuper de celles d'aujourd'hui dérange […]. »
Tzvetan TODOROV, Les Abus de la mémoire (1995)