L'homme ne montre pas ordinairement son corps, et, quand il le fait, c'est tantôt avec crainte, tantôt dans l'intention de fasciner. Il lui semble que le regard étranger qui parcourt son corps le dérobe à lui-même ou qu'au contraire l'exposition de son corps va lui livrer autrui sans défense, et c'est alors autrui qui sera réduit à l'esclavage. La pudeur et l'impudeur prennent donc place dans cette dialectique du moi et d'autrui qui est celle du maître et de l'esclave : en tant que j'ai un corps, je peux être réduit en objet sous le regard d'autrui et ne plus compter pour lui comme personne, ou bien, au contraire, je peux devenir son maître et le regarder à mon tour, mais cette maîtrise est une impasse, puisque, au moment où ma valeur est reconnue par le désir d'autrui, autrui n'est plus la personne par qui je souhaitais d'être reconnu, c'est un être fasciné, sans liberté, et qui à ce titre ne compte plus pour moi. Dire que j'ai un corps est donc une manière de dire que je peux être vu comme un objet et que je cherche à être vu comme sujet, qu'autrui peut être mon maître ou mon esclave, de sorte que la pudeur ou l'impudeur expriment la dialectique de la pluralité des consciences et qu'elles ont bien une signification métaphysique. On en dirait autant du désir sexuel : s'il éprouve comme une marque d'hostilité une attitude trop naturelle ou des propos trop détachés de la part de l'être désiré, c'est qu'il veut fasciner, et que l'être désiré, s'il est trop libre d'esprit, échappe à la fascination. Ce qu'on cherche à posséder, ce n'est donc pas un corps, mais un corps animé par une conscience. L'importance attachée au corps, les contradictions de l'amour se relient donc à un drame plus général qui tient à la structure métaphysique de mon corps, à la fois objet pour autrui et sujet pour moi.
Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception, "le corps sexué", pp. 194-195