« Il y a des propositions dont nous pouvons dire qu’elles décrivent des faits dans le monde matériel (le monde extérieur). Pour le dire autrement, elles traitent des objets physiques : les corps, les liquides, etc. Je ne pense pas spécifiquement aux lois des sciences de la nature, mais à n’importe quelle proposition telle que « les tulipes du jardin sont en fleur », ou « Smith va arriver d’un moment à l’autre ». Il y a d’un autre côté des propositions qui décrivent des expériences personnelles, comme lorsque le sujet d’une expérimentation psychologique décrit ses expériences sensibles, par exemple son expérience visuelle, indépendamment de ce que sont effectivement les corps qu’il a devant les yeux, et notez bien, indépendamment aussi de tous les processus dont on pourrait observer qu’ils se déroulent dans sa rétine, ses nerfs, son cerveau, ou toute autre partie de son corps. (Autrement dit, indépendamment aussi bien des faits physiques que physiologiques).
A première vue, il pourrait sembler […] que nous avons ici deux types de mondes, construits avec des matériaux différents ; un monde mental et un monde physique. Il y a de fortes chances en fait pour qu’on imagine que le monde mental est aérien, ou plutôt éthéré. Mais permettez-moi de vous rappeler ici le rôle étrange que l’aérien et l’éthéré jouent en philosophie, - quand nous nous apercevons qu’un substantif n’est pas utilisé comme ce que nous appellerions en général nom d’un objet, et quand par conséquent nous ne pouvons nous empêcher de nous dire que c’est le nom d’un objet éthéré. Je veux dire, nous avons déjà compris que l’idée d’ « objets éthérés » est un subterfuge quand la grammaire de certains mots nous embarrasse, et quand tout ce que nous savons, c’est qu’ils ne sont pas utilisés comme des noms d’objets matériels. Ceci indique comment le problème des deux matériaux, l’esprit et la matière, va se dissoudre »
Wittgenstein, Cahier Bleu, p. 97.
« En fait l’idée que le je réel vit dans mon corps est liée à la grammaire particulière du mot « je », et aux malentendus que cette grammaire est susceptible de provoquer. Il y a deux cas différents d’utilisation du mot « je » (ou « mon »), et je pourrais les appeler « l’utilisation comme objet » et « l’utilisation comme sujet ». Voici des exemples de la première sorte d’utilisation : « mon bras est cassé », « j’ai grandi de quinze centimètres », « j’ai une bosse sur le front », « le vent soulève mes cheveux ». Voici des exemples du second type : « Je vois ceci ou cela », « j’entends ceci ou cela », « j’essaie de lever mon bras », « je pense qu’il va pleuvoir », « j’ai mal aux dents ». On peut indiquer la différence entre ces deux catégories en disant : les cas de la première impliquent la reconnaissance d’une personne particulière, et dans ce cas il y a possibilité d’erreur, ou, et c’est plutôt ainsi que je le dirais : il est prévu qu’on puisse se tromper. Au billard électrique, il est prévu qu’on ne puisse pas réussir à marquer de point. Au contraire, ce n’est pas un des aléas du jeu que les billes ne sortent pas alors que j’ai introduit la monnaie dans la fente. Il est possible, par exemple dans un accident, que je sente une douleur dans mon bras, que je voie un bras cassé à côté de moi, et que je pense que c’est le mien, alors qu’en réalité c’est celui de mon voisin. Et, en regardant dans un miroir, il se pourrait que je confonde une bosse sur son front avec une bosse sur le mien. Au contraire, il n’est pas question de reconnaître qui que ce soit lorsque je dis « J’ai mal aux dents ». Demander « Es-tu certain que c’est toi qui a mal ? » serait absurde. Or, si dans ce cas aucune erreur n’est possible, c’est parce que le coup que nous pourrions être enclins à considérer comme une erreur, comme un « mauvais coup » ne fait pas partie des coups de ce jeu.[…] Et dès lors il nous vient à l’esprit la manière suivante d’énoncer notre idée : il est tout à fait impossible qu’en énonçant « j’ai mal aux dents » je confonde une autre personne avec moi-même, qu’il est impossible de gémir de douleur par erreur, en ayant confondu quelqu’un d’autre avec soi. Dire « j’ai mal » n’est pas plus un énoncé sur une personne déterminée que gémir ne l’est.
« Mais le mot ‘je’, dans la bouche de quelqu’un, renvoie bel et bien à celui qui le dit, c’est lui-même que ce mot désigne, et très souvent, celui qui le dit se montre effectivement lui-même du doigt ». Mais il était tout à fait superflu qu’il se montre du doigt. Il aurait aussi bien pu se contenter de lever la main. Il serait faux de dire que, lorsque quelqu’un montre du doigt le soleil, il montre à la fois le soleil et lui-même parce que c’est lui qui montre ; d’un autre côté, il se peut que, du fait qu’il montre, il attire l’attention à la fois sur le soleil et sur lui-même »
Cahier Bleu, p. 124-125.
« Nous sentons alors que, dans les cas où « je » est utilisé comme sujet, ce n’est pas parce que nous reconnaissons une personne déterminée par ses caractéristiques physiques que nous l’utilisons ; et ceci crée l’illusion que nous utilisons ce mot pour faire référence à quelque chose d’incorporel qui, cependant, a son siège dans notre corps. En fait, il semble que ceci soit l’ego véritable, celui dont il a été dit « cogito, ergo sum ».- « N’y a-t-il donc pas d’esprit, mais seulement un corps ? » Réponse : le mot « esprit » a sens, autrement dit, il a une utilisation dans notre langage ; mais cela ne dit pas encore quelle sorte d’utilisation nous en faisons »
. Cahier Bleu, p. 128.