Jacob, l'interdépendance du naturel et du culturel

francois-jacob.jpg« L’interdépendance du biologique et du culturel est trop souvent sous-estimée, quand elle n’est pas purement et simplement niée, pour des raisons idéologiques et politiques. Au lieu de considérer ces deux facteurs comme complémentaires et indissolublement liés dans la formation de l’être humain, on cherche à les opposer. On veut voir dans l’hérédité et l’environnement deux forces antagonistes dont on cherche à chiffrer la part respective dans le comportement et les aptitudes de l’individu. Comme si, dans la genèse du comportement humain et ses perturbations, ces deux facteurs devaient s’exclure mutuellement.

Dans une série de débats sur l’école, sur la psychiatrie, sur la condition des sexes, on voit ainsi s’affronter deux positions extrêmes ; deux attitudes qui, pour prendre une analogie avec des machines à musique, considèrent le cerveau humain soit comme une bande magnétique vierge, soit comme un disque de phonographe. Une bande magnétique reçoit du milieu les instructions pour enregistrer et éventuellement rejouer n’importe quel morceau de musique. Un disque, au contraire, ne peut, quel que soit le milieu, que jouer le morceau gravé dans ses sillons.

Les tenants de la bande magnétique sont souvent influencés par l’idéologie marxiste selon laquelle l’individu est entièrement façonné par sa classe sociale et son éducation. Pour eux les aptitudes mentales de l’être humain n’ont simplement rien à voir avec la biologie et l’hérédité. Tout y est nécessairement affaire de culture, de société, d’apprentissage, de conditionnement, renforcement et mode de production. Ainsi disparaît toute diversité, toute différence d’ordre héréditaire dans les aptitudes et talents des individus. Seules comptent les différences sociales et les différences d’éducation. La biologie et ses contraintes s’arrêtent devant le cerveau humain ! Sous cette forme extrême, cette attitude est simplement insoutenable. L’apprentissage n’est rien d’autre que la mise en œuvre d’un programme permettant d’acquérir certaines formes de connaissance. On ne peut construire une machine à apprendre sans inscrire dans son programme les conditions et les modalités de cet apprentissage. Une pierre n’apprend pas et des animaux différents apprennent des choses différentes. L’enfant passe par des étapes d’apprentissage bien définies. Et les données de la neurobiologie montrent que les circuits nerveux qui sous-tendent les capacités et aptitudes de l’être humain sont, pour une part au moins, biologiquement déterminés dès la naissance.

Tout aussi insoutenable apparaît l’attitude opposée, celle du disque de phonographe. Ce point de vue, qui se trouve souvent associé à une philosophie conservatrice, sous-tend des formes variées de fascisme et de racisme. Il attribue à l’hérédité de l’être humain la quasi-totalité de ses aptitudes mentales et nie pratiquement toute influence du milieu, ruinant ainsi tout espoir d’amélioration l’entraînement et l’apprentissage. Aussi longtemps que le monde apparaissait comme un produit de la création divine, la « nature humaine » n’était qu’un aspect de l’harmonie générale de l’univers. C’était Dieu qui avait conféré un ensemble de propriétés à l’humanité et avait fixé les règles gouvernant la conduite des affaires humaines selon une hiérarchie sociale, économique et politique bien précise. Une fois la création remplacée par l’évolution, il fallut bien que les défenseurs du statu quo en matière sociale trouvent un autre argument pour remplacer la volonté divine. Les contraintes de la biologie furent ainsi invoquées comme garantie scientifique imposant des limites au comportement humain. Car si les performances d’un individu ne font que refléter ses potentialités génétiques, les inégalités sociales découlent directement des inégalités biologiques. Il est alors inutile de songer même à changer la hiérarchie sociale. (…)

Tout enfant normal possède à la naissance la capacité de grandir dans n’importe quelle communauté, de parler n’importe quelle langue, d’adopter n’importe quelle religion, n’importe quelle convention sociale. Ce qui paraît le plus vraisemblable, c’est que le programme génétique met en place ce qu’on pourrait appeler des structures d’accueil qui permettent à l’enfant de réagir aux stimulus venus de son milieu, de chercher et de repérer des régularités, de les mémoriser puis de réassortir les éléments en combinaisons nouvelles. Avec l’apprentissage, s’affinent et s’élaborent peu à peu les structures nerveuses. C’est par une interaction constante du biologique et du culturel pendant le développement de l’enfant que peuvent mûrir et s’organiser les structurer nerveuses qui sous-tendent les performances mentales. Dans ces conditions, attribuer une fraction de l’organisation finale à l’hérédité et le reste au milieu n’a pas de sens, pas plus que de demander si le goût de Roméo pour Juliette est d’origine génétique ou culturelle. Comme tout organisme vivant, l’être humain est génétiquement programmé, mais il est programmé pour apprendre. Tout un éventail de possibilités est offert par la nature au moment de la naissance. Ce qui est actualisé se constitue peu à peu pendant la vie par l’interaction avec le milieu ».

                                                                                                                          François Jacob, Le jeu des possibles