L'homme a, pour ainsi dire, découvert une nouvelle méthode d'adaptation au milieu. Entre les systèmes récepteur [perception sensorielle] et effecteur [capacité de réaction] propres à toute espèce animale existe chez l'homme un troisième chaînon que l'on peut appeler système symbolique. Ce nouvel acquis transforme l'ensemble de la vie humaine. Comparé aux autres animaux, l'homme ne vit pas seulement dans une réalité plus vaste, il vit, pour ainsi dire, dans une nouvelle dimension de la réalité. Entre les réactions organiques et les réponses humaines existe une différence indubitable. Dans le premier cas, à un stimulus externe correspond une réponse directe et immédiate ; dans le second cas, la réponse est différée. Elle est suspendue et retardée par un processus lent et compliqué de la pensée.
Le bénéfice d'un tel délai peut sembler à première vue bien contestable. (…) Il n'existe pourtant aucun remède contre ce renversement de l'ordre naturel. L'homme ne peut échapper à son propre accomplissement. Il ne peut qu'accepter les conditions de sa vie propre. Il ne vit plus dans un univers purement matériel, mais dans un univers symbolique. Le langage, le mythe, l'art, la religion sont des éléments de cet univers. (…) L'homme ne peut plus se trouver en présence immédiate de la réalité ; il ne peut plus la voir, pour ainsi dire, face à face. La réalité matérielle semble reculer à mesure que l'activité symbolique de l'homme progresse. Loin d'avoir rapport aux choses mêmes, l'homme, d'une certaine manière, s'entretient constamment avec lui-même. Il s'est tellement entouré de formes linguistiques, d'images artistiques, de symboles mythiques, de rites religieux, qu'il ne peut rien voir ni connaître sans interposer cet élément médiateur artificiel.
Ernst Cassirer, Essai sur l'homme (1944)
Notions évoquées : - la culture, le langage, l'art, la religion
- le sujet, la conscience, la raison, le libre-arbitre