Texte 1 : Lucien Malson, Les enfants sauvages, 10-18, 1964, pp. 90-97.
« Placé le 10 janvier à l'asile de Saint- Affrique, et le 4 février à Rodez, il est l'objet d'une première observation, et d'une première dissertation, celle du naturaliste Bonnaterre qui signale sa taille : un mètre trente-six, son genu valgun droit, son murmure quand il mange, ses colères subites, sa dilection pour les flammes, son sommeil réglé sur le lever et le coucher du soleil, ses efforts pour retrouver sa liberté, son absence enfin de conscience de toute image ,spéculaire - il regarde, derrière le miroir, le personnage qu'il suppose caché. Les journaux s'emparent du fait divers. Un ministre s'y intéresse : sur son ordre on conduit l'enfant à Paris, à fin d'étude. Le plus célèbre psychiatre de l'époque, Pinel, fait "un rapport sur le sauvage et voit en lui non l'individu privé de pouvoirs intellectuels par son existence excentrique mais un idiot essentiel parfaitement identique en son fonds à tous ceux qu'il a connus à Bicêtre. Itard, tout nouvellement médecin-chef de l'Institution des sourds-muets, rue Saint-Jacques, grand lecteur de Locke et de Condillac, convaincu que l'homme n'est pas « né » mais « construit », se permet d'être d'une opinion contraire. Il constate l'idiotie mais il se réserve le droit d'y voir non point un fait de déficience biologique mais un fait d'insuffisance culturelle. Il espère - sans tenir compte d'un devenir irréversible - éveiller tout à fait l'esprit de l'enfant et confondre ainsi ses contradicteurs. On lui offre la possibilité d'administrer des preuves en remettant le sauvage entre ses mains.
A son arrivée à Paris et rue Saint-Jacques, l'enfant de l'Aveyron, le visage dévoré de mouvements nerveux, écrasant ses yeux de ses poings, les mâchoires serrées, dansant sur place, et souvent convulsionnaire, cherche sempiternellement à s'enfuir. Passant de l'effervescence gestuelle à la plus totale prostration, excité par la neige où il se vautre, il est calmé - nouveau Narcisse - par la vue de 1’eau tranquille du bassin au bord duquel volontiers il rêve, ou encore par la lune brillante que, figé, il admire le soir. Incapable d'imiter, les jeux des enfants le laissant indifférent, il voue bientôt à l'autodafé les quelques quilles qu'on lui a offertes. Son seul travail - appris à Rodez ou dans la vie sylvestre - se réduit à écosser quelques gousses de haricots… »
Texte 2 : Lucien Malson, Les enfants sauvages, p.8-9
« La vérité est que le comportement, chez l’homme, ne doit pas à l’hérédité spécifique ce qu’il lui doit chez l’animal. Le système de besoins et de fonctions biologiques, légué par le génotype, à la naissance apparente l’homme à tout être animé sans le caractériser, sans le désigner comme membre de l’ « espèce humaine ». En revanche cette absence de déterminations particulières est parfaitement synonyme d’une présence de possibles indéfinis. A la vie close, dominée et réglée par une nature donnée, se substitue ici l’existence ouverte, créatrice et ordonnatrice d’une nature acquise. Ainsi, sous l’action des circonstances culturelles, une pluralité de types sociaux et non un seul type spécifique pourront-ils apparaître, diversifiant l’humanité selon le temps et l’espace. Ce que l’analyse même des similitudes retient de commun chez les hommes, c’est une structure de possibilités, voire de probabilités qui ne peut passer à l’être sans contexte social, quel qu’il soit. Avant la rencontre d’autrui, et du groupe, l’homme n’est rien que des virtualités aussi légères qu’une transparente vapeur. Toute condensation suppose un milieu, c’est-à-dire le monde des autres. On ne sait quelle hypothèse formuler sur l’origine de l’humanité, on peut seulement penser que des mutants ont massivement profité d’une société protohumaine, d’une société devant être, avant qu’il puisse exister un homme seul. »