Wittgenstein - les jeux et la notion d'air de famille

66.  Considère par exemple les processus que nous nommons jeux''. Je veux dire les jeux de pions, les jeux de cartes, les jeux de balle, les jeux de combat, etc. Qu'ont-ils tous de commun ? - Ne dis pas : « Il doit y avoir quelque chose de commun à tous, sans quoi ils ne s'appelleraient pas des jeux'' - mais regarde s'il y a quelque chose de commun à tous. - Car si tu le fais, tu ne verras rien de commun à tous, mais tu verras des ressemblances, des parentés, et tu en verras toute une série. Comme je viens de le dire : ne pense pas, regarde plutôt ! - Regarde les jeux de pions par exemple, et leurs divers types de parentés. Passe ensuite aux jeux de cartes ; tu trouveras bien des correspondances entre eux et les jeux de la première catégorie, mais tu verras aussi que de nombreux traits communs aux premiers disparaissent, tandis que d'autres apparaissent. Si nous passons ensuite aux jeux de balle, ils ont encore beaucoup de choses en commun avec les précédents, mais beaucoup d'autres se perdent. - Sont-ils tous divertissants'' ? Compare le jeu d'échecs au jeu de moulin. Y a-t-il toujours un vainqueur et un vaincu, ou les joueurs y sont-ils toujours en compétition ? Pense aux jeux de patience. Aux jeux de balle, on gagne ou on perd ; mais quand un enfant lance une balle contre un mur et la rattrape ensuite, ce trait du jeu a disparu. Regarde le rôle que jouent l'habileté et la chance ; et la différence entre l'habileté aux échecs et l'habileté au tennis. Prends maintenant les rondes ; l'élément du divertissement'' y est présent, mais bien d'autres caractéristiques ont disparu ! Et nous pouvons, en parcourant ainsi de multiples autres groupes de jeux, voir apparaître et disparaître des ressemblances.
Et le résultat de cet examen est que nous voyons un réseau complexe de ressemblances qui se chevauchent et s'entrecroisent. Des ressemblances à grande et à petite échelle.

67.  Je ne saurais mieux caractériser ces ressemblances que par l'expression d'air de famille'' ; car c'est de cette façon-là que les différentes ressemblances existant entre les membres d'une même famille (taille, traits du visage, couleur des yeux, démarche, tempérament, etc.) se chevauchent et s'entrecroisent. - Je dirai donc que les jeux'' forment une famille. De même, les différentes catégories de nombres, par exemple, forment une famille.  (...)

69. comment donc expliquer à quelqu'un ce qu'est un jeu ? Nous pourrions, je crois, décrire à son intention certainbs jeux et ajouter ceci : "nous nommons "jeux" ces choses-là, et d'autres qui leur ressemblent." et nous-mêmes, en savons-nous davantage ? Est-ce seulement aux autres que nous ne pouvons pas dire exactement ce qu'est un jeu ? - Mais il ne s'agit pas d'ignorance. Si nous n'en connaissons pas les limites, c'est qu'aucune n'a été tracée. Nous pouvons, comme je l'ai dit, en tracer une, dans un but particulier. Est-ce seulement ainsi que nous rendons le concept utilisable ? Certainement pas! Si ce n'est dans un but particulier. pas plus que la mesure de longueur "1 pas" = 75 cm. Et si tu disais "Mais avant cette définition, ce n'était cependant pas une mesure exacte", je t'expliquerais : en effet. (...)

70. "Mais si c'est de cette façon-là que le concept de "jeu" est non délimité, tu ne sais pas vraiment ce que tu entends par "jeu"." - Quand je donne la description : "le sol était entièrement recouvert de plantes" veux-tu dire que je ne sais pas de quoi je parle tant que je ne suis pas capable de donner la définition d'une plante ?

                                                                                                                                          Wittgenstein, Recherches philosophiques, posthume 1953