Kelsen - le droit positif est le critère du juste et de l'injuste

kelsen.jpg"Celui qui tient un ordre juridique ou l'une de ses normes pour juste ou injuste, se fonde souvent, non sur une norme d'une morale positive, soit sur une norme qui a été "posée", mais sur une norme simplement supposée par lui. Il considèrera par exemple qu'un ordre juridique communiste est injuste, parce qu'il ne garantit pas la liberté individuelle. Il suppose donc l'existence d'une norme disant que l'homme doit être libre. Or une telle norme n'a été établie ni par la coutume, ni par le commandement d'un prophète ; elle est seulement supposée constituer une valeur suprême, immédiatement évidente. On peut être d'un avis opposé et considérer qu'un ordre juridique communiste est juste parce qu'il garantit la sécurité sociale. On suppose alors que la valeur suprême et immédiatement évidente est une norme disant que l'homme doit vivre en sécurité. Les hommes divergent d'opinions quant aux valeurs à considérer comme évidentes et il n'est pas possible de les réaliser toutes dans le même ordre social. Il faut ainsi choisir entre la liberté individuelle et la sécurité sociale, avec cette conséquence que les partisans de la liberté jugeront injuste un ordre juridique fondé sur la sécurité, et vice versa. Par le fait même que ces valeurs sont supposées suprêmes, il n'est pas possible d'en donner une justification normative [1], car il n'y a pas au-dessus d'elles de normes supérieures dont elles seraient dérivées. Ce sont des mobiles d'ordre psychologique qui conduisent un individu à préférer la liberté ou la sécurité. Celui qui a confiance en soi optera probablement pour la liberté ; celui qui souffre d'un complexe d'infériorité préférera sans doute la sécurité".

Hans Kelsen, Théorie pure du droit, 1934pyramide-du-droit.jpg

 


[1] Donner une justification normative : juger grâce à une règle.

 


 

    "Dans son sens propre l'idée de justice est une valeur absolue, un principe qui prétend être valable toujours et partout, indépendamment de l'espace et du temps, et par conséquent éternel et immuable. Ni la science du droit, ni aucune autre science ne peut en déterminer le contenu, car celui-ci varie à l'infini [1]. De plus, l'histoire de l'esprit humain, qui s'efforce en vain depuis des siècles de résoudre ce problème, montre que la justice absolue ne peut pas être définie rationnellement ; elle est au-delà de toute expérience, comme l'Idée platonicienne [2] est au-delà de la réalité sensible. [...]
    Pour la connaissance rationnelle il n'existe que des intérêts et par suite des conflits d'intérêts, qui sont résolus en satisfaisant l'un au détriment de l'autre, ou en établissant un équilibre, un compromis entre eux. Il n'est pas possible de démontrer rationnellement que l'une de ces solutions a seule une valeur absolue et doit être qualifiée de juste. S'il existait une justice au sens où on a l'habitude de l'invoquer quand on désire faire prévaloir certains intérêts sur d'autres, le droit positif [3] serait totalement superflu et son existence incompréhensible.
    On objecte habituellement qu'il existe bien une justice, mais qu'elle ne peut être définie ou, ce qui revient au même, qu'elle peut l'être de différentes manières. Cette thèse se contredit elle-même. Elle est le type de l'idéologie [4] destinée à cacher une réalité désagréable. La justice est un idéal irrationnel. Si indispensable qu'elle puisse être à la volonté et à l'action, elle échappe à la connaissance rationnelle et la science du droit ne peut explorer que le domaine du droit positif."

Hans Kelsen, Théorie pure du droit, 1934