Mill, l'application du principe de causalité aux conduites humaines

mill.jpg§ 1.- La question de savoir si la loi de causalité s'applique dans le même sens et aussi rigoureusement aux actions humaines qu'aux autres phénomènes, n'est autre chose que la célèbre controverse relative au libre arbitre, qui, depuis le temps de Pélage au moins, a divisé à la fois le monde philosophique et le inonde religieux. L'affirmative est ce qu'on appelle ordinairement la doctrine de la Nécessité, parce qu'elle soutient que les volitions et les actions humaines sont nécessaires et inévi­tables. La négative maintient que la volonté n'est pas déterminée, comme les autres phénomènes, par les antécédents, mais se détermine elle-même ; que nos volitions ne sont pas, à proprement parler, des effets de causes, ou, du moins, qu'elles n'obéissent uniformément et implicitement à aucune.

J'ai déjà suffisamment laissé voir que la première de ces deux opinions est celle que je considère comme vrai; mais il est résulté des termes impropres dans lesquels elle est souvent exprimée et de la manière vague dont elle est ordinairement comprise qu'elle n'a pas été adoptée, ou que son influence, quand elle a été adoptée, a été pervertie. La théorie métaphysique du libre arbitre, comme l'entendent les philoso­phes (car le sentiment pratique du genre humain n'est nullement inconciliable avec la théorie contraire), a été inventée parce que l'alternative, censée inévitable, d'attribuer aux actions humaines un caractère de nécessité, a semblé incompatible avec la conscience instinctive de tous les hommes, en même temps qu'humiliante pour leur orgueil, et même dégradante pour leur nature morale. Et je ne nierai pas que cette doctrine, telle qu'elle est parfois soutenue, ne donne prise à ces imputations; car, malheureusement, la méprise d'où elles proviennent, comme je le ferai voir, n'appar­tient pas aux adversaires de la doctrine seulement; un grand nombre, et peut-être, pourrions-nous dire, la plupart de ses défenseurs y sont également tombés.

 § 2.     Doctrine de la nécessité philosophique. - En quel sens elle est vraie

 § 2. - Bien comprise, la doctrine de la Nécessité Philosophique se réduit à ceci : qu'étant  donnés les motifs présents à l'esprit, étant donnés pareillement le caractère et la disposition actuelle d'un individu, on peut en inférer infailliblement la manière  dont il agira; et que si nous connaissions à fond la personne et cri même temps toutes les influences auxquelles elle est soumise, nous pourrions prévoir sa conduite avec autant de certitude qu'un événement physique. Je regarde cette proposition comme la simple  interprétation de l'expérience universelle, comme l'énoncé verbal de ce dont tout homme est intérieurement convaincu. Celui qui croirait connaître à fond les circonstances d'un cas donné et les caractères des différentes personnes qui y figurent n'hésiterait pas à prédire de quelle façon chacune d'elles agira. L'incertitude, plus ou moins grande, où il petit rester, vient de ce qu'il n'est pas tout à fait sûr de connaître aussi complètement qu'il le faudrait, les circonstances ou le caractère de telles ou telles personnes, et nullement de l'idée que, même sachant tout cela, il pourrait encore être, incertain de leur manière d'agir. Et cette pleine assurance n'est nullement incom­patible avec ce que nous appelons le sentiment de notre liberté. Que les personnes de qui nous sommes particulièrement connus soient parfaitement sûres de la façon dont nous agirons dans un cas déterminé, nous ne nous sentons pas moins libres pour cela. Au contraire, souvent un doute élevé sur notre conduite future est pour nous la preuve qu'on ne connaît pas notre caractère, et quelquefois même nous le prenons pour une injure. Les métaphysiciens religieux qui ont affirmé la liberté de la volonté ont toujours soutenu qu'elle n'était nullement inconciliable avec la prescience divine; elle ne l'est donc avec aucune autre prescience. Nous pouvons être libres, bien que d'autres personnes puissent être parfaitement certaines de l'usage que nous ferons de notre liberté. Par conséquent, ce n'est pas cette doctrine là (que nos volitions et nos actions sont les conséquences invariables d'états antécédents de notre esprit) qu'on peut accuser d'être démentie et repoussée comme dégradante par la conscience.

 

Mais la doctrine de la causalité, appliquée à la relation de nos volitions avec leurs antécédents, implique, dans l'opinion commune, quelque chose de plus. Bien des gens ne croient pas, et très-peu sentent dans la pratique, que la causation n'est rien autre qu'une succession invariable, certaine et inconditionnelle ; et il en est peu à qui la simple constance de la succession semble un lien assez fort pour une relation aussi spéciale que celle de cause à effet. Lors même que la raison le renie, l'imagination retient le sentiment d'une connexion plus intime, d'un lien particulier ou d'une con­trainte mystérieuse exercée par l'antécédent sur le conséquent. Or, c'est là ce qui, dans son application à la volonté, est repoussé par la conscience et révolte nos sentiments. Nous sommes certains que dans nos volitions cette contrainte mystérieuse n'existe pas. Nous savons que nous ne sommes pas forcés, comme par un charme magique, d'obéir à un motif particulier. Nous sentons que si  nous désirions prouver que nous avons le, pouvoir de résister au motif, nous pourrions le faire (ce désir étant, comme il est à peine nécessaire de le remarquer, un nouvel antécédent); et penser autrement serait humiliant pour notre orgueil et contraire à notre désir de la perfection. Mais les meilleures autorités philosophiques ne supposent plus maintenant que n'importe quelle cause exerce sur son effet cette coaction. mystérieuse. Ceux qui pensent que les causes traînent leurs effets après elles par un lien mystique ont raison de croire que la relation entre les volitions et leurs antécédents est d'une autre nature. Mais ils devraient aller plus loin et admettre qu'il en est de même de tous les autres effets et de leurs antécédents. Si l'on veut que le mot  Nécessité implique un pareil lien, la doctrine n'est pas vraie quant aux actions humaines ; mais elle ne l'est pas non plus quant aux objets inanimés. Il serait plus exact de dire que la matière n'est pas  soumise à la nécessité que de dire que l'esprit y est soumis.

 

Que les métaphysiciens du libre arbitre, appartenant pour la plupart à l'école qui rejette l'analyse de la Cause et de l'Effet de Hume et de Brown, fassent fausse route faute de la lumière apportée par cette analyse, il n'y a rien là qui doive surprendre. Le vrai sujet d'étonnement est que les Nécessitariens, qui admettent ordinairement cette théorie philosophique, la perdent également de vue dans la pratique. La même méprise sur le vrai sens de la doctrine de la Nécessité  Philosophique qui empêche le parti opposé d'en reconnaître la vérité, existe, je crois, plus ou moins obscurément dans l'esprit de la plupart des Nécessitariens, quoiqu'ils puissent la répudier de bouche. Ou je me trompe fort, ou la nécessité qu'ils reconnaissent dans nos actions n'est pas habituellement dans leur pensée une simple uniformité de succession qui permet de les prévoir. Ils ont au fond l'idée qu'il y a entre les volitions et leurs causes un lien beaucoup plus serré, de sorte que, lorsqu'ils affirment que la volonté est déterminée par la balance des motifs, ils semblent entendre par là une contrainte plus forte que s'ils disaient simplement que, si les motifs et leur influence habituelle sur nous étaient connus, on pourrait prédire la manière dont nous voudrons agir. Ils commettent, en démontrant leur propre système, la même méprise que commettent leurs adversaires en suivant le leur; ils ne peuvent donc réellement, en certains cas, échapper aux conséquences fâcheuses que leurs adversaires imputent, bien à tort, à la doctrine elle-même.

 

§ 3.     Impropriété et pernicieuse conséquence du mot nécessité

 § 3. - J'incline à croire que cette erreur dépend presque uniquement des associa­tions suggérées par un mot; et qu'on la préviendrait en évitant d'employer, pour expri­mer le simple l'ait de la causation, un terme aussi complètement impropre que celui de Nécessité. Ce mot, dans ses autres acceptions, implique beaucoup plus qu'une simple uniformité de succession ; il implique l'irrésistibilité. Appliqué à la volonté, il signifie seulement que la cause donnée Sera suivie de l'effet, sans préjudice de toutes les possibilités de neutralisation par d'autres causes; mais, dans l'usage ordinaire, il désigne exclusivement l'action de causes qu'on suppose trop puissantes pour être jamais contrebalancées. Quand nous disons que toutes les actions humaines ont lieu par nécessité, nous voulons simplement dire qu'elles arriveront certainement si rien ne l'empêche ; mais quand nous disons que mourir de faim est une nécessité pour ceux qui ne peuvent se procurer d'aliments, nous entendons que cela arrivera certainement, quoi qu'on puisse faire pour l'empêcher. L'application aux mobiles des actions humaines du terme en usage   pour ces agents naturels, qui sont véritablement irrésistibles, ne petit manquer, lorsqu'elle devient habituelle, de faire naître le senti­ment d'une irrésistibilité semblable des premiers. C'est là cependant une pure illusion. Il y a des successions physiques que nous appelons nécessaires, comme la mort faute de nourriture ou d'air; il en est d'autres qui, tout en étant, aussi bien que les premières, des cas de causation, ne sont pas dites nécessaires, comme la mort par empoison­nement qu'un antidote ou l'emploi d'une pompe stomacale petit quelquefois prévenir. Il est très facile au sentiment d'oublier, lors même que l'intelligence s'en souvient, que les actions humaines sont dans cette, dernière catégorie; elles ne sont jamais (excepte, clans certains cas de folie) commandées par des motifs d'un empire assez absolu pour ne laisser place à l'influence d'aucun autre. Les causes dont dépend l'action ne sont donc jamais irrésistibles; et un effet donné n'est nécessaire qu'à la condition que les causes tendant à le produire ne rencontrent pas d'obstacle. Que tout ce qui arrive n'aurait pu arriver autrement qu'autant  qu'une cause capable d'y mettre empêchement serait intervenue, c'est ce que personne assurément n'hésitera à  admettre. Mais désigner  ce principe par le nom de Nécessité, c'est employer le terme dans un sens si différent de sa signification primitive et familière, de celle qui lui est attribuée dans les occasions ordinaires de la vie, que c'est presque un jeu de mots. Les associations dérivées du sens ordinaire du terme y resteront attachées malgré tout, et quoique la doctrine de la Nécessité, telle que l'exposent la plupart de ses défenseurs, soit très-éloignée du fatalisme, Il est probable flue la plupart des Nécessitariens sont plus ou moins fatalistes de sentiment.

 

Un fataliste croit, ou croit à demi (car il n'y a pas de fatalistes conséquents), non-seulement que tout ce qui arrivera sera le résultat infaillible des causes qui le produisent (ce qui est la vraie doctrine nécessitaire), mais de plus qu'il est inutile d'y résister, et que la chose aura lieu quoi que nous nous puissions faire pour la prévenir. Or, un Nécessitarien, qui croit que nos actions sont la conséquence de notre caractère  et que notre caractère est la conséquence de notre organisation, de notre éducation et de toutes les circonstances de notre existence, peut facilement, et plus ou moins sciemment, devenir fataliste à l'égard de ses propres actes, et croire que sa nature est telle ou que l'éducation et les autres circonstances ont façonné son caractère de telle sorte que rien, ou tout au moins rien de son fait, ne puisse l'empêcher de sentir et d'agir de telle ou telle manière. D'après les termes employés par la secte qui, de nos jours même, a propagé avec le plus de persévérance et le plus défi pré cette grande doctrine, le caractère de l'homme a été formé pour lui et non par lui. C'est donc inutilement qu'il regretterait que ce caractère n'ait pas été fait différent ; il n'a pas le pouvoir de le modifier. Or, c'est là une grande erreur. L'homme a, jusqu'à un certain point, le pouvoir de modifier son caractère. Qu'il ait été en dernière analyse formé pour lui, n'empêche pas qu'il ne soit aussi en partie formé par lui, comme agent intermédiaire. Son caractère est formé parles circonstances de son existence (y compris son organisation particulière), mais son désir de le façonner dans tel ou tel sens est aussi une de ces circonstances, et non la moins influente. Nous ne pouvons sans doute directement vouloir être différents de ce que nous sommes. Mais ceux qui sont supposés avoir formé notre caractère n'ont pas non plus directement voulu que nous devinssions ce que nous sommes. Leur volonté n'avait de pouvoir direct que sur leurs propres actions. Ils nous ont faits tels en voulant, non la fin, mais les moyens; et nous pouvons, quand nos habitudes ne sont pas trop invétérées, en voulant également les moyens, nous changer nous-mêmes. S'ils ont pu nous placer sous l'influence de certaines circonstances, nous pouvons pareillement nous placer nous-mêmes sous l'influence d'autres circonstances. Nous sommes exactement aussi capables de former notre propre caractère, si nous le voulons, que les autres de le former pour nous.

 

Oui, répond le disciple d'Owen, mais en disant « si nous le voulons » , on accorde le point essentiel, puisque la volonté de modifier notre caractère est un résultat, non de nos propres efforts, mais de circonstances que nous ne pouvons empêcher; si nous l'avons, elle ne peut nous venir que de causes extérieures. Cela est parfaitement vrai, et si l'Oweniste s'arrête là, il est dans une position inexpugnable. Notre caractère est formé par nous aussi bien que pour nous; mais le désir d'essayer de le former est formé pour nous; et comment? En général ce n'est pas par notre organisation, ni même par notre éducation seule, mais par notre expérience, l'expérience des consé­quences fâcheuses du caractère que nous avions précédemment, où enfin par quelque vif sentiment d'admiration ou quelque aspiration soudaine. Mais penser que nous n'avons aucun pouvoir de modifier notre caractère, et penser que nous n'userons pas de ce pouvoir si nous n'en avons pas le désir, sont des choses très différentes et qui ont un effet très-différent sur l'esprit. Une personne qui ne désire pas modifier son caractère ne peut être celle qu'on suppose découragée et mise hors d'état de le faire par la pensée qu'elle en est incapable. L'effet décourageant de la doctrine fataliste ne peut être senti que là où est le désir de faire ce que cette doctrine déclare impossible. Peu importe à quoi nous attribuons la formation de notre caractère, quand nous n'avons aucun désir de travailler à le former nous-mêmes; mais il nous importe beaucoup que ce désir ne soit pas étouffé par la pensée que le succès est impossible, et de savoir que, si nous avons ce désir, l'œuvre n'est pas si irrévocablement achevée qu'elle ne puisse plus être modifiée.

 

Et, en effet, si nous y regardons de près, nous reconnaîtrons que ce sentiment de la faculté que nous avons de modifier, si nous le voulons, notre propre caractère est celui même de la liberté morale dont nous avons conscience. Un homme se sent moralement libre quand il sent qu'il n'est pas l'esclave, mais au contraire le maître de ses habitudes et de ses tentations; que, même en leur cédant, il sait qu'il pourrait leur résister; que s'il désirait les repousser tout à fait, il ne lui faudrait pas pour cela de désir plus énergique qu'il ne se sent capable d'en éprouver. Il faut, du reste, pour avoir la pleine conscience de la liberté, que nous ayons réussi à faire notre caractère comme nous l'avions voulu; car si nous avons désiré et échoué, nous n'avons aucun pouvoir sur notre caractère; nous ne sommes pas libres. Tout au moins, il faut que nous sentions que  notre désir, s'il n'est pas assez fort pour changer notre caractère, l'est assez pour le dominer toutes les fois qu'ils se trouveront en conflit dans une occasion d'agir particulière.

 

L'application d'un terme aussi impropre que celui de Nécessité à la doctrine de la causalité, quand il s'agit du caractère humain, me semble un des exemples les plus frappants en philosophie de l'abus des termes; et les conséquences pratiques de cet abus sont une des preuves les plus palpables de l'influence du langage sur les associations d'idées. La question ne pourra jamais être généralement comprise, tant que ce terme impropre n'aura pas été supprimé. La doctrine du libre arbitre, mettant en évidence précisément cette portion de la vérité que le mot Nécessité fait perdre de vue, c'est-à-dire la faculté que possède l'homme de coopérer à la formation de son propre caractère, a donné à ses partisans un sentiment pratique beaucoup plus appro­chant de la vérité que ne l'a généralement été, je crois, celui des Nécessitariens. Ces derniers peuvent avoir plus fortement senti ce que les hommes peuvent faire pour se former mutuellement leur caractère; mais la doctrine du libre arbitre a, je pense, entretenu chez ses défenseurs un sentiment plus vif de l'éducation et de la culture personnelles.

 

Les faits qui se succèdent d'après des lois constantes sont en eux-mêmes propres à être le sujet d'une science, lors même que ces lois ne seraient pas encore découvertes, ou même qu'elles ne pourraient l'être avec nos ressources actuelles. Prenons, par exemple, la classe des phénomènes météorologiques qui nous sont le plus familiers, ceux de la pluie et du beau temps. L'investigation scientifique n'a pas encore réussi à trouver l'ordre d'antécédence et de conséquence de ces phénomènes de façon à pouvoir, au moins dans nos contrées, les prédire avec certitude, ni même avec un haut degré de probabilité. Cependant personne ne doute qu'ils ne dépendent de certaines lois, et que ces lois doivent dériver de lois supérieures connues, celles de la chaleur, de la vaporisation et des fluides élastiques. Il est hors de doute aussi que si nous connaissions toutes les circonstances antécédentes, nous pourrions, par ces seules lois plus générales (sauf les difficultés de calcul), prédire l'état de 'l'atmosphère dans un temps futur quelconque. Ainsi donc, non-seulement la Météorologie remplit toutes les conditions requises pour être une science, mais elle en est une dès à présent, quoique la difficulté d'observer les faits dont dépendent les phénomènes (difficulté inhérente à la nature particulière de ces phénomènes), la rende extrêmement impar­faite; et même fût-elle parfaite, elle serait probablement de peu d'utilité dans la prati­que, puisqu'il serait rarement possible de réunir les données requises pour l'applica­tion de ses principes aux cas particuliers.

 

Les phénomènes dont s'occupe cette science étant les pensées, les sentiments et les actions des êtres humains, elle aurait atteint la perfection scientifique idéale, si elle nous mettait à même de prédire comment un individu penserait, sentirait ou agirait dans le cours de sa vie, avec une certitude pareille à celle de l'Astronomie quand elle prédit  les positions et les occultations des corps célestes. Il est à peine besoin de dire qu'on ne peut rien faire d'approchant. Les actions des individus ne peuvent être prédites avec une exactitude scientifique, ne fût-ce que parce que nous ne pouvons prévoir toutes les circonstances dans lesquelles ces individus seront placés. Mais, en outre, même dans une combinaison donnée de circonstances pré­sentes, on ne peut rien affirmer de précis et d'universellement vrai sur la manière dont les êtres humains penseront, sentiront ou agiront. Ce n'est pas cependant que les manières de penser, de sentir et d'agir de chaque personne n'aient leurs causes; et il est hors de doute que, si, pour un individu quelconque, nos données pouvaient être complètes, nous connaissions assez dès maintenant les lois primitives des phénomè­nes mentaux pour pouvoir prédire, dans beaucoup de cas, avec quelque certitude, quels seraient, dans le plus grand nombre des combinaisons de circons­tances  suppo­sables, ses sentiments et sa conduite. Mais les impressions et les actions des êtres humains ne sont pas le résultat des circonstances actuelles seulement ; elles sont le résultat combiné de ces circonstances et du caractère des individus. Or les influences qui déterminent le caractère humain sont si nombreuses et , si variées (car tout ce qui arrive à une personne pendant le cours de sa vie exerce sur elle quelque influence), qu'elles ne se présentent pas deux fois réunies et combinées de la même manière. D'après cela, lors même que notre science de la nature humaine serait théori­quement parfaite, c'est-à-dire que nous pourrions calculer un caractère comme nous pouvons calculer l'orbite d'une planète d'après des data, cependant comme on n'a jamais tous les data, ni jamais des data exactement semblables dans les différents cas, nous ne pourrions ni faire sûrement des prédictions, ni établir des propositions universelles.

                                                                                                    JS Mill, Système de logique, livre VI, chapitre 2