Nicolas Sarkozy et Michel Onfray - Confidences entre ennemis (acte I)
M. O. : Il est pourtant un point sur lequel nous allons avoir du mal à nous entendre: la religion. Vous avez écrit que vous aimiez aller à la messe en famille, parce que cela vous rassurait.
N. S. : Je ne suis pas pratiquant au sens régulier. Mais je crois, j'espère, je doute. Je suis de ceux qui pensent que la question spirituelle a été largement sous-estimée par rapport à la question sociale. Depuis que l'homme a conscience de son destin, il porte en lui ces interrogations fondamentales: pourquoi sommes-nous nés? Où allons-nous? Comment répondre à ces questions sinon par l'espérance? J'ai publié un livre, La République, les religions, l'espérance, pour expliquer que la République n'est pas incompatible avec le sentiment religieux. Organiser la vie, c'est la fonction de la République. Donner du sens à la vie, c'est le rôle de la religion. Chaque fois que l'un d'entre nous accompagne un proche en sa dernière demeure, se pose la question de l'espérance : la vie s'ouvre-t-elle sur le néant ? Est-ce que la République peut répondre à une telle demande ? Je ne m'enferme pas dans l'intégrisme, mais je suis convaincu que ce que les religions ont fait de plus grand est supérieur à ce qu'elles ont fait de plus petit.
M. O.: D'après vous, la religion est là pour tranquilliser l'homme, pour l'apaiser face au scandale de la mort ? Je vous donne raison: effectivement, la religion sert à rassurer et elle ne sert qu'à ça.
N. S.: Le « qu'à ça » est énorme ! Le droit à espérer, c'est déjà immense…
M. O.: Dieu est une fiction inventée par les hommes pour ne pas affronter la réalité de leur condition. De plus, je ne suis pas d'accord avec cette idée selon laquelle la religion serait seule dispensatrice de spiritualité, sinon d'espérance. Vous laissez de côté la philosophie.
Il y a de l'espérance, du sens, mais également, et en plus, de la raison et du raisonnable dans la recherche philosophique là où la religion construit sur le déraisonnable.
N. S. : Je n'ai pas plus de qualité pour dire que Dieu existe que vous n'en avez pour le contester.
M. O.: C'est faux. À celui qui avance l'existence d'une chose, de la justifier.
N. S.: Il m'est arrivé de rechercher le bonheur, et même de le rencontrer. Et alors ? Sous prétexte que l'on se sent heureux, on doit rester béat, les bras ballants ? C'est cela, votre vision de la philosophie ? Profitons-en, carpe diem, et peu importe les lendemains ?
M. O. : Entre espérer quelque chose et l'obtenir, il y a une sacrée différence ! Ce n'est pas vous qui soutiendrez le contraire : entre le désir d'être président de la République et le fait de l'être, il y a quand même un fossé, vous ne croyez pas ?
N. S.: J'irai plus loin. Il y a plus de bonheur à désirer qu'à posséder. Ce qu'on obtient est forcément moins fort que ce qu'on rêve. Pendant longtemps j'ai vu la politique comme une façon de vivre, de combattre, de défendre des idées. J'arrive aujourd'hui au moment où je suis le plus proche du but que je m'étais fixé naïvement il y a des années. Cependant, je vais peut-être vous consterner, mais je suis en train de comprendre la gravité du choix que j'ai fait.
Je ne l'avais pas mesurée. Mettons qu'il y a une chance – ou un risque, selon vous – que je sois élu président de la République. Paradoxalement, j'ai moins de bonheur à faire de la politique aujourd'hui que j'ai pu en avoir par le passé :j'en suis le premier étonné.
M. O. : Ce qu'il y a de sympathique chez vous, c'est le souci forcené de l'action et la pensée pragmatique. Je suis de ceux qui prônent également une philosophie empirique, concrète, et cette attitude n'est pas très répandue dans ma corporation. Seulement, l'action n'est pas isolée, il faut l'envisager dans la perspective d'une existence. Je m'intéresse à votre trajectoire existentielle. Comment devient-on l'homme que vous êtes ? Quelle place peut prendre ce trajet personnel, subjectif, dans une dimension politique qui est aussi une aventure pour la nation ? D'un côté, la République, cette charge suprême que vous convoitez – ; de l'autre, ce vécu que vous commencez à évoquer… Comment tout cela coïncide-t-il ? J'aimerais comprendre l'articulation.
N. S. : Disons que j'aime l'action davantage que la conquête. On n'agit pas pour un résultat. Vous me demandez qui je suis, pourquoi j'agis comme je le fais. Mais si je pouvais vous répondre… Savez-vous qui vous êtes, vous ?
M. O. : Oui. Je crois au «connais-toi toi-même ».
N. S. : Fort heureusement, une telle connaissance est impossible, elle est même presque absurde ! En mai 1993, dans l'affaire de la maternelle de Neuilly-sur-Seine, j'ai dû rentrer huit fois dans la classe pour négocier directement avec le preneur d'otages, « Human Bomb ».
Et huit fois, j'ai eu peur de manière différente. Le plus courageux des hommes peut être lâche dans la minute d'après. Nous ne nous connaissons jamais complètement, car nous sommes sans cesse confrontés à des situations différentes et nous ignorons comment nous allons réagir.
M. O. : Au contraire, j'estime qu'il est possible de s'approcher peu à peu de la connaissance de soi-même puis, fort de ce savoir, d'exprimer ensuite son tempérament et son style.
Par ailleurs, on se découvre aussi dans l'histoire. Cette dernière nous offre des occasions de nous affirmer, de démontrer ce que nous sommes. Se trouver à proximité du siège présidentiel doit forcément générer des effets existentiels…
N. S. : Je vais vous dire : longtemps, je me suis consacré entièrement au travail. Je pensais qu'à force de labeur, rien ne me résisterait. Comme je me suis souvent senti illégitime, pour des raisons que je n'explique pas, mais qui tiennent à mon histoire, je travaillais plus que les autres. C'était une façon de légitimer tout ce qui m'arrivait : maire à 28 ans, ministre à 38… Le nec plus ultra selon moi, c'était de ne jamais partir en vacances. Finalement, je me suis rendu compte que cet effort et cette application permanente ne suffisaient pas. J'ai découvert la part d'humanité qui me manquait, qui était sous-jacente. J'ai traversé des épreuves et à chaque fois, j'ai découvert en moi des forces, un ressort que je ne soupçonnais pas.
M. O. : J'avoue que je me suis toujours interrogé sur la place du temps libre dans votre existence. En politique, vous faites un tel éloge de la valeur travail. On dirait qu'il y a, pour vous, deux catégories de gens : les courageux et les paresseux, ceux qui se lèvent tôt et les bons à rien. En ce qui me concerne, il m'arrive de travailler beaucoup, parfois dix ou quinze heures par jour. Mais je me garderais bien d'extrapoler, de prétendre que les autres devraient en faire autant. Car il y a une rémunération symbolique à exercer une profession comme la mienne – ce qui vaut également pour la vôtre, d'ailleurs. Lire, écrire, faire des conférences, ce n'est pas du travail à proprement parler, plutôt une vocation. Étymologiquement, le travail vient du latin tripalium, qui désigne un instrument de torture. Notre activité n'a pas grand-chose à voir avec celle de l'ouvrier qui s'épuise à la chaîne dans des conditions épouvantables, huit heures par jour…
N. S. : Au cours de mes déplacements, j'ai été frappé de constater toujours plus de bonheur au travail dans les usines que dans les bureaux. Du temps de Germinal, dans la mine, même si c'était éprouvant physiquement, on ne se sentait pas seul. Il y avait des valeurs d'amitié et de solidarité ; le sentiment d'appartenir à une civilisation en progrès aidait à tenir. Tandis que, de nos jours, quand vous êtes dans un bureau confortable, devant un ordinateur, sous l'autorité d'un sous-chef, vous êtes isolé.
M. O. : Cependant, vous ne pouvez pas nier qu'il existe aussi des métiers humiliants. Ma mère était femme de ménage, mon père ouvrier agricole. Ils ne participaient nullement à la culture ouvrière, ne pouvaient guère se prévaloir d'une conscience de classe ou d'une solidarité de classe. Bien sûr, on peut être humilié lorsqu'on est cadre, par son supérieur notamment, mais le statut social en lui-même n'a rien de dégradant.
N. S. : Est-ce que vous croyez que, lorsqu'on est à mon niveau, on n'est pas humilié parfois ? Ou blessé ?
M. O. : La différence, c'est qu'en retour vous pouvez en humilier pas mal aussi. Mais revenons en arrière… Tout à l'heure, nous parlions des circonstances et des occasions qui nous révèlent au cours de l'existence. Il faut tout de même admettre qu'il y a des situations socialement pathogènes ou criminogènes. Dans les banlieues par exemple, la pauvreté et l'ostracisme font parfois ressortir le pire chez les individus… Pour autant, vous ne semblez pas tenir compte des circonstances explicatives atténuantes. Vous ne raccrochez pas les wagons entre les situations criminogènes et les criminels, entre les situations sociales pathogènes et les comportements délinquants.
N. S. : Je me méfie de cette attitude qui consiste à rechercher pour tout acte, aussi mauvais soit-il, des explications, pour le justifier. Certes, il existe certains déterminismes et des inégalités de condition. Mais rien n'excuse, à mes yeux, l'antisémitisme ou le viol d'une fillette.
M. O. : Nous sommes d'accord. Mais expliquer, ce n'est pas excuser. Par exemple, beaucoup d'historiens ont travaillé sur l'Allemagne des années 1930, sur la montée du nazisme, sur la mise en place d'une mécanique génocidaire. Ces historiens ne peuvent pas être accusés de complaisance envers l'horreur des camps, ni de justification.
N. S. : Qu'un grand peuple démocratique participe par son vote à la folie nazie, c'est une énigme. Il y a beaucoup de nations à travers le monde qui traversent des crises sociales, monétaires, politiques, et qui n'inventent pas la solution finale ni ne décrètent l'extermination d'une race. Mieux vaut admettre qu'il y a là une part de mystère irréductible plutôt que de rechercher des causes rationnelles.
M. O. : Comprendre, cela peut nous permettre d'éviter que ces crimes ne recommencent. Parmi de multiples facteurs explicatifs, on peut affirmer que le peuple allemand a probablement été humilié par sa défaite lors de la Première Guerre mondiale, puis par les conditions du Traité de Versailles, et qu'il a en partie cherché à se venger en concentrant sa haine sur le peuple juif devenu bouc-émissaire. Je ne dis pas que c'est une attitude défendable, mais c'est une mécanique psychiatrique et éthologique assez compréhensible.
N. S. : La France a été humiliée, bafouée sous l'Occupation. Cela l'a-t-elle conduite à perpétrer un massacre ?
M. O. : Elle n'en avait pas les moyens. Si les grands crimes de l'histoire, les mauvaises actions ne s'expliquent pas, qu'est-ce qui les provoque ?
N. S. : Je me suis rendu récemment à la prison pour femmes de Rennes. J'ai demandé à rencontrer une détenue qui purgeait une lourde peine. Cette femme-là m'a parue tout à fait normale. Si on lui avait dit dans sa jeunesse qu'un jour, elle tuerait son mari, elle aurait protesté : « Mais ça va pas, non ! » Et pourtant, elle l'a fait.
M. O. : Qu'en concluez-vous ?
N. S. : Que l'être humain peut être dangereux. C'est d'ailleurs pour cette raison que nous avons tant besoin de la culture, de la civilisation. Il n'y a pas d'un côté des individus dangereux et de l'autre des innocents. Non, chaque homme est en lui-même porteur de beaucoup d'innocence et de dangers.
M. O. : Je ne suis pas rousseauiste et ne soutiendrais pas que l'homme est naturellement bon. À mon sens, on ne naît ni bon ni mauvais. On le devient, car ce sont les circonstances qui fabriquent l'homme.
N. S. : Mais que faites-vous de nos choix, de la liberté de chacun ?
M. O. : Je ne leur donnerais pas une importance exagérée. Il y a beaucoup de choses que nous ne choisissons pas. Vous n'avez pas choisi votre sexualité parmi plusieurs formules, par exemple. Un pédophile non plus. Il n'a pas décidé un beau matin, parmi toutes les orientations sexuelles possibles, d'être attiré par les enfants. Pour autant, on ne naît pas homosexuel, ni hétérosexuel, ni pédophile. Je pense que nous sommes façonnés, non pas par nos gènes, mais par notre environnement, par les conditions familiales et socio-historiques dans lesquelles nous évoluons.
N. S. : Je ne suis pas d'accord avec vous. J'inclinerais, pour ma part, à penser qu'on naît pédophile, et c'est d'ailleurs un problème que nous ne sachions soigner cette pathologie. Il y a 1 200 ou 1 300 jeunes qui se suicident en France chaque année, ce n'est pas parce que leurs parents s'en sont mal occupés ! Mais parce que, génétiquement, ils avaient une fragilité, une douleur préalable. Prenez les fumeurs : certains développent un cancer, d'autres non. Les premiers ont une faiblesse physiologique héréditaire. Les circonstances ne font pas tout, la part de l'inné est immense.
M. O. : Puisque notre entrevue touche à sa fin, je voudrais vous offrir quelques cadeaux utiles avant que nous nous quittions.
[Michel Onfray tend à Nicolas Sarkozy ses quatre paquets.]
N. S. [amusé] : Vous croyez que ma situation est si grave ?
[Nicolas Sarkozy déballe ses livres tandis que Michel Onfray commente ses choix.]
M. O. : Totem et Tabou, je vous l'offre parce que Sigmund Freud y traite du meurtre du père et de l'exercice du pouvoir dans la horde. L'Antéchrist de Friedrich Nietzsche, pour la question de la religion, la critique radicale de la morale chrétienne à vous qui, parfois, allez à la messe en famille. Michel Foucault, c'est une lecture que je recommande plus particulièrement au ministre de l'Intérieur, adepte des solutions disciplinaires. Dans Surveiller et punir, Michel Foucault analyse le rôle du système carcéral et de l'emprisonnement, puis de leur relation avec la norme libérale. Pierre-Joseph Proudhon, enfin, car il montre qu'on peut ne pas être libéral sans pour autant être communiste.