Nous allons nous figurer un homme, qui, se trouvant par exemple à la rue, se dirait : « Il est à présent six heures du soir, ma journée de travail est finie. Je peux maintenant faire une promenade ; ou bien je peux aller au théâtre, je peux faire une visite à tel ami ou à tel autre ; je peux même m’échapper par la porte de la ville, m’élancer au milieu du vaste univers, et ne jamais revenir… Tout cela ne dépend que de moi, j’ai la pleine liberté d’agir à ma guise ; et cependant je n’en ferai rien, mais je vais rentrer non moins volontairement au logis, auprès de ma femme. »
C’est exactement comme si l’eau disait : « je peux m’élever bruyamment en hautes vagues (oui, certes, lorsque la mer est agitée par une tempête !) – je peux descendre d’un cours précipité en emportant tout sur mon passage (oui, dans le lit d’un torrent), - je peux tomber en écumant et en bouillonnant (oui, dans une cascade), - je peux m’élever dans l’air, libre comme un rayon (oui, dans une fontaine), - je peux enfin m’évaporer et disparaître (oui, à 100 degrés de chaleur) ; - et cependant je ne fais rien de tout cela, mais je reste de mon plein gré, tranquille et limpide, dans le miroir du lac ». Comme l’eau ne peut se transformer ainsi que lorsque des causes déterminantes l’amènent à l’un ou à l’autre de ces états, de même lorsque l’homme ne peut faire ce qu’il se persuade être en son pouvoir, que lorsque des motifs particuliers l’y déterminent. Jusqu’à ce que les causes interviennent, tout acte lui est impossible : mais une fois qu’elles agissent sur lui il doit, aussi bien que l’eau, agir comme l’exigent les circonstances correspondant à chaque cas. Son erreur, et en général l’illusion provenant ici d’une fausse interprétation du témoignage de la conscience (qu’il puisse, en un instant donné, accomplir indifféremment ces divers actes), repose, à y regarder de plus près, sur ce fait, que son imagination ne peut se représenter qu’une seule image à la fois, laquelle, au moment où elle lui apparaît, exclut toutes les autres
Schopenhauer