Spinoza, le libre-arbitre est une illusion

Le corps ne peut déterminer l’esprit à penser, ni l’esprit déterminer le corps au mouvement, ni au repos (...)

L’esprit et le corps c’est une seule et même chose, qui se conçoit sous l’attribut[1] tantôt de la pensée, tantôt de l’étendue. D’où vient que l’ordre ou l’enchaînement des choses est un, qu’on conçoive la nature sous l’un ou l’autre de ces attributs, par conséquent, que l’ordre des actions et passions de notre corps va de pair avec l’ordre des actions et passions de notre esprit. (...)

J’ai peine à croire que, à moins de prouver les choses par l’expérience, je puisse induire les hommes à examiner cela d’une âme égale, tant ils sont fermement persuadés que c’est sous le seul commandement de l’esprit que le corps, tantôt se meut, tantôt est en repos, et fait un très grand nombre de choses qui dépendent de la seule volonté de l’esprit et de l’art de penser. Et, de fait, ce que peut le corps[2], personne jusqu’à présent ne l’a déterminé, cest-à-dire, l’expérience n’a appris à personne jusqu’à présent ce que le corps peut faire par les seules lois de [sa] nature (...).

Car personne jusqu’à présent n’a connu la structure du corps si précisément qu’il en pût expliquer toutes les fonctions, pour ne rien dire du fait que, chez les bêtes, on observe plus d’une chose qui dépasse de loin la sagacité humaine, et que les somnambules, dans leur sommeil, font un très grand nombre de choses qu’ils n’oseraient faire dans la veille ; ce qui montre assez que le corps lui-même, par les seules lois de nature, peut bien des choses qui font l’admiration de son esprit.

Ensuite, personne ne sait de quelle façon, ou par quels moyens, l’esprit meut le corps (...). D’où suit que, quand les hommes disent que telle ou telle action du corps naît de l’esprit, qui a empire sur le corps, ils ne savent ce qu’ils disent (...).

Mais ils vont dire, qu’ils sachent ou non par quels moyens l’esprit meut le corps, que pourtant ils savent d’expérience (...) qu’il est au seul pouvoir de l’esprit tant de parler que de se taire, et bien d’autres choses qui, par suite, dépendent, à ce qu’ils croient, du décret[3] de l’esprit. (...)

[D’autre part,] ils vont dire que, des seules lois de la nature [physique], il ne peut pas se faire que l’on puisse déduire les causes des édifices, des peintures et des choses de ce genre, qui se font par le seul art des hommes, et que le corps humain, à moins d’ être déterminé et guidé par l’esprit, ne serait pas capable d’édifier un temple.

[Pour ce qui est de ce second point, ] j’ai déjà démontré, quant à moi, qu’ils ne savent pas ce que peut le corps, ou ce qu’on peut déduire de la seule connaissance de sa nature, et qu’ils ont eux-mêmes l’expérience d’un très grand nombre de choses qui se font par les seules lois de la nature et qu’ils n’auraient jamais cru pouvoir se faire sauf sous la direction de l’esprit , comme celles que font les somnambules en dormant. (...)

Pour ce qui touche, en outre, au [premier] point, les choses humaines iraient à coup sûr bien plus heureusement s’il était tout autant au pouvoir de l’homme de se taire que de parler. Or, l’expérience enseigne plus que suffisamment qu’ils n’est rien que les hommes aient moins en leur pouvoir que leur langue, et rien qu’ils puissent moins maîtriser que leurs appétits[4] ; d’où vient qu’ils croient, pour la plupart, que nous ne faisons librement que ce à quoi nous aspirons[5] légèrement, parce que l’appétit pour ces choses peut aisément être réduit par le souvenir d’autre chose que nous nous rappelons fréquemment, et que nous ne faisons pas du tout librement ce à quoi nous aspirons avec un grand affect[6] et que le souvenir d’autre chose ne peut apaiser.

Mais à vrai dire, s’ils ne savaient d’expérience que nous faisons plus d’une chose dont nous nous repentons ensuite, et que, souvent , quand nous sommes en proie à des affects contraires, nous voyons le meilleur et nous faisons le pire, rien n’empêcherait qu’ils croient que nous faisons tout librement.

Ainsi, croit le bébé aspirer librement au lait, et l’enfant en colère vouloir la vengeance, et le peureux la fuite. L’homme ivre, ensuite, croit que c’est par un libre décret de l’esprit qu’il dit ce que, redevenu sobre, il voudrait avoir tu : ainsi le délirant, la bavarde, l’enfant, et bien d’autres de cette farine, croient que c’est par un libre décret de l’esprit qu’ils parlent, alors pourtant qu’ils ne peuvent contenir l’impulsion qu’ils ont à parler ; si bien que l’expérience elle-même montre, non moins clairement que la raison[7], que les hommes se croient libres pour la seule raison qu’ils sont conscients de leurs actions, et ignorants des causes par quoi elles sont déterminées ; et en outre, que les décrets de l’esprit ne sont rien d’autre ques les appétits eux-mêmes, et pour cette raison varient en fonction des états du corps. Car chacun règle toutes choses d’après son propre affect.

                                                                                               Spinoza, Ethique  III, proposition II, scolie 



[1] Sous le point de vue de... (l’ « étendue » = l’espace ou la matière qui remplit l’espace)

[2] « Ce que peut le corps »= ce dont il est capable

[3] Décret, ici = décision

[4] Appétits = désirs

[5] Aspirer, ici = désirer

[6] Affects = sentiments, passions, désirs tels que

[7] Spinoza a par ailleurs tenté de démontrer cela, par le seul raisonnement.