Je laisse de côté les (1)actions qui sont au premier abord reconnues contraires au devoir, bien qu'à tel ou tel point de vue elles puissent être utiles; car pour ces actions jamais précisément la question ne se pose de savoir s'il est possible qu'elles aient eu lieu par devoir, puisqu'elles vont même contre le devoir. Je laisse également de côté les actions qui sont réellement (2) conformes au devoir, pour lesquelles les hommes n'ont aucune inclination immédiate, qu'ils n'en accomplissent pas moins cependant, parce qu'une autre inclination les y pousse. Car, dans ce cas, il est facile de distinguer si l'action conforme au devoir a eu lieu par devoir ou par vue intéressée. Il est bien plus malaisé de marquer cette distinction dès que l'action est conforme au devoir, et que par surcroît encore le sujet a pour elle (a) une inclination immédiate. Par exemple, il est sans doute conforme au devoir que le débitant n'aille pas surfaire le client inexpérimenté, et même c'est ce que ne fait jamais dans tout grand commerce le marchand avisé; il établit au contraire un prix fixe, le même pour tout le monde, si bien qu'un enfant achète chez lui à tout aussi bon compte que n'importe qui. On est donc loyalement servi; mais ce n'est pas à beaucoup près suffisant pour qu'on en retire cette conviction que le marchand s'est ainsi conduit par devoir et par des principes de probité; son intérêt l'exigeait, et l'on ne peut pas supposer ici qu'il dût avoir encore par surcroît pour ses clients une inclination immédiate de façon à ne faire, par affection pour eux en quelque sorte, de prix plus avantageux à l'un qu'à l'autre. Voilà donc une action qui était accomplie, non par devoir, ni par inclination immédiate, mais seulement dans (b) une intention intéressée.
(3) Au contraire, conserver sa vie est un devoir, et c'est en outre une chose pour laquelle (a) chacun a encore une inclination immédiate. Or c'est pour cela que la sollicitude souvent inquiète que la plupart des hommes y apportent n'en est pas moins dépourvue de toute valeur intrinsèque et que leur maxime n'a aucun prix moral. Ils conservent la vie conformément au devoir sans doute, mais non par devoir. En revanche, que des contrariétés et un chagrin sans espoir aient enlevé à un homme tout goût de vivre, si le malheureux, à l'âme forte, est plus indigné de son sort qu'il n'est découragé ou abattu, s'il désire la mort et cependant conserve la vie sans l'aimer, non par inclination ni par crainte, mais (b) par devoir, alors sa maxime a une valeur morale.
Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs(1785) trad. V. Delbos, Delagrave, 1965, pp. 94-96.