La prudence, Aristote

Une façon dont nous pourrions appréhender la nature de la prudence c'est de considérer quelles sont les personnes que nous appelons prudentes. De l'avis général, le propre d'un homme prudent c'est d'être capable de délibérer correctement sur ce qui est bon et avantageux pour lui-même, non pas sur un point partiel (par exemple quelles sortes de choses sont favorables à la santé ou à la vigueur du corps), mais d'une façon générale, quelles sortes de choses par exemple conduisent à la vie heureuse.

[...] En effet, les principes de nos actions consistent dans la fin à laquelle tendent nos actes ; mais à l'homme corrompu par l'attrait du plaisir ou la crainte de la douleur, le principe n'apparaît pas immédiatement, et il est incapable de voir en vue de quelle fin et pour quel motif il doit choisir et accomplir tout ce qu'il fait, car le vice est destructif du principe.

[,,,] Or la prudence a rapport aux choses humaines et aux choses qui admettent la délibération : car le prudent, disons-nous, a pour oeuvre principale de bien délibérer ; mais on ne délibère jamais sur les choses qui ne peuvent être autrement qu'elles ne sont, ni sur celles qui ne comportent pas quelque fin à atteindre, fin qui consiste en un bien réalisable. Le bon délibérateur au sens absolu est l'homme qui s'efforce le meilleur des biens réalisables pour l'homme, et qui le fait par raisonnement.

La prudence n'a pas non plus seulement pour objet les universels mais elle doit aussi avoir la connaissance des faits particuliers, car elle est de l'ordre de l'action, et l'action a rapport aux choses singulières. C'est pourquoi aussi certaines personnes ignorantes sont plus qualifiées pour l'action que d'autres qui savent, c'est le cas notamment des gens d'expérience.

 

Aristote, Ethique à Nicomaque, Livre VI, Chapitre 5 et 8. Trad. Tricot, Vrin, 1990.