Le patriotisme (...) se définit par une espèce de loyauté à une nation déterminée, que peuvent afficher ceux-là seuls qui possèdent en propre cette nationalité spécifique. Seuls des Français peuvent faire montre
de patriotisme envers la France (...). Le patriotisme se définit généralement et spécifiquement par une attention particulière portée non seulement à sa propre nation, mais également aux caractéristiques, mérites et exploits de sa propre nation. Ces derniers sont, bien entendu, considérés comme des mérites et des exploits, et c'est ce caractère de mérite et d'exploit qui fournit le support des attitudes patriotiques. Mais le patriote n'évaluera pas de la même manière des mérites et des exploits parfaitement similaires lorsqu'ils sont le fait d'une nation autre que la sienne. Il les caractérisera, en effet - en tout cas dans son rôle de patriote -, non comme de simples mérites et exploits, mais, d'emblée, comme les mérites et les exploits de cette nation-là.
Dire cela permet d'attirer l'attention sur le fait que, pour autant qu'il soit une vertu, le patriotisme appartient à la classe des vertus de loyauté, classe dans laquelle on trouve également la fidélité conjugale, l'amour de sa famille ou de ses parents, l'amitié et le dévouement vis-à-vis d'institutions telles que des écoles, des clubs de cricket, ou de base-ball. Toutes ces attitudes manifestent une sollicitude active envers des personnes, des institutions ou des groupes déterminés, une attitude fondée sur une relation historique particulière d'association entre la personne qui manifeste cette attitude et la personne, l'institution ou le groupe en question. Souvent, mais pas toujours, la sollicitude se trouvera associée à un sentiment de gratitude, suscité par les bienfaits que les individus estiment avoir reçus de la personne, de l'institution ou du groupe auxquels ils manifestent leur attachement. (...)
S'il est vrai qu'en tant que patriote on peut aimer son pays, qu'en tant qu'époux ou épouse on peut se manifester une fidélité conjugale, et s'il est vrai qu'on peut mentionner, au nombre des raisons justifiant cela, les mérites de son pays ou de son conjoint et la reconnaissance éprouvée à leur égard pour des bienfaits reçus, il ne peut jamais s'agir là que de justifications partielles. Car ce qui est valorisé l'est, précisément, en tant que se rapportant à mon pays ou à mon conjoint ou en tant que bienfait reçu par moi de mon pays ou de mon conjoint. Cette particularité de la relation est essentielle et incontournable et, en l'identifiant en tant que telle, nous venons de spécifier un problème majeur. (...)
Si le patriotisme correspond à la description que j'en ai donnée, alors, le « patriotisme» non seulement ne peut pas désigner une vertu mais doit désigner un vice, et cela, parce que le patriotisme ainsi compris est incompatible avec la morale. (...) Juger d'un point de vue moral, c'est juger de manière impersonnelle. C'est juger comme jugerait n'importe quel individu rationnel, indépendamment de ses intérêts particuliers, de ses sentiments et de sa position sociale. Et agir moralement, c'est agir conformément à de tels jugements impersonnels. Ainsi, penser et agir moralement exige de l'agent moral qu'il s'abstraie de toute particularité sociale et de toute partialité. Le conflit potentiel entre la morale, ainsi comprise, et le patriotisme saute aux yeux. Le patriotisme m'oblige à manifester un attachement particulier à ma nation et vous incite à faire de même à l'égard de la vôtre. Cela transforme des faits aussi contingents que mon lieu de naissance, le gouvernement en place à cette époque, l'identité de mes parents, l'identité de mes arrière-arrière-grandsparents et ainsi de suite en éléments déterminants pour décider ce qu'est, pour moi, une action vertueuse - tout au moins tant que c'est le caractère vertueux du patriotisme qui est en question. Cette prise en compte d'éléments contingents fait apparaître le point de vue moral et le point de vue patriotique comme systématiquement incompatibles.
Alasdair MacIntyre, "le patriotisme est-il une vertu ? "
(L’auteur expose ici une conception qui n’est pas la sienne)