Tenir ses promesses ? Kant, Hobbes et Spinoza

"Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature.

[...]

Un autre individu se voit pressé par le besoin d'emprunter de l'argent. Il sait parfaitement qu'il ne pourra rembourser, mais voit aussi qu'on ne lui accordera aucun prêt s'il ne promet pas avec fermeté de rendre l'argent à un moment déterminé. Il a envie de faire une telle promesse ; mais il conserve encore assez de conscience morale pour se demander : n'est-il pas interdit et contraire au devoir de se tirer d'affaire par un tel expédient ? A supposer qu'il se résolve pourtant à y recourir, la maxime de son action s'énoncerait ainsi : quand je me crois à court d'argent, j'accepte d'en emprunter et de promettre de la rendre, bien que je sache que tel ne sera jamais le cas. Sans doute ce principe de l'amour de soi ou de l'utilité personnelle est-elle compatible, éventuellement, avec tout mon bien-être futur, mais pour l'instant la seule question est de savoir si c'est juste. Je transforme donc la prétention de l'amour de soi en une loi universelle et construis la question suivante : qu'adviendrait-il dès lors que ma maxime serait érigée en loi universelle ? Mais dans ce cas je vois d'emblée qu'elle ne pourrait jamais acquérir la valeur d'une loi universelle de la nature et d'accorder avec elle-même, mais qu'inévitablement il lui faudrait se contredire. Car universaliser une loi selon alquelle chaque individu croyant être dans le besoin pourrait promettre tout ce qui lui vient à l'esprit, avec l'intention de ne pas tenir ses promesses, cela reviendrait à rendre même impossible le fait de promettre, ainsi que le but qu'on peut lui associer, dans la mesre où personne ne croirait à ce qu'on lui promet, et qu'au contraire tout le monde rirait de telles déclarations en n'y voyant que de vains subterfuges"

Kant, Métaphysiques des moeurs.

"XVI. On demande si des conventions qu'on a extorquées par la crainte ont la force d'obliger, ou non ? Par exemple : si j'ai promis à un voleur, pour racheter ma vie, de lui compter mille écus dès le lendemain, et de ne le tirer point en justice, suis-je obligé de tenir ma promesse ? Bien que quelquefois ce pacte doive être tenu pour nul, ce n'est pourtant pas à cause qu'il a été fait par la crainte qu'il doit devenir invalide : car il s'ensuivrait, par la même raison, que les conventions, sous lesquelles les hommes se sont assemblées, on fait de nulle valeur (vu que c'est par la crainte de s'entretuer que les uns se sont soumis au gouvernement des autres) et que celui-là aurait peu de jugement, qui se fierait, et relâcherait un prisonnier qui promet de lui envoyer sa rançon. Il est vrai, à parler généralement, que les pactes obligent, quand ce qu'on a reçu par la convention est une chose bonne, et quand la promesse est d'une chose licite. Or il est permis, pour racheter sa vie, de promettre et de donner de son bien propre, tout ce qu'on veut en donner : à qui que ce soit, même à un voleur. On est donc obligé aux pactes, quoique faits avec violence, si quelque loi civile ne s'y oppose, et ne rend illicite ce qu'on aura promis".

Hobbes, Le citoyen ou les fondements de la politique

 

"La force des mots étant, ainsi que je l’ai signalé plus haut, trop faible pour contraindre les hommes à exécuter leurs conventions, il n’existe dans la nature humaine que deux auxiliaires imaginables qui puissent leur donner de la force. Ce sont, ou bien (1) la crainte des conséquences d’une violation de sa parole, ou bien (2) la fierté, l’orgueil de ne pas avoir besoin de la violer. Ce deuxième trait constitue un trait de noblesse d’âme qui se rencontre trop rarement pour qu’on puisse présumer de son existence, spécialement chez ceux qui poursuivent la richesse, l’autorité ou le plaisir sensuel ; or, ils composent la plus grande partie du genre humain. La passion sur laquelle il convient de compter, c’est la crainte".

Hobbes, Léviathan, trad. F. Tricaud, Paris, Sirey, 1971, chap. XIV

 

"C'est, observons-le une loi universelle de la nature que nul ne renonce à ce qu'il juge être bon, sinon par espoir d'un bien plus grand ou par crainte d'un dommage plus plus grand, ni n'accepte un mal, sinon pour éviter un mal pire ou par espoir d'un plus grand bien. C'est-à-dire chacun, de deux biens, choisira celui qu'il juge être le plus grand, et de deux maux celui qui paraîtra le moindre. [...] Et cette loi est si fermement écrite dans la nature humaine qu'on doit la ranger au nombre des vérités éternelles que nul ne peut ignorer. Elle a pour conséquence nécessaire [...] que personne absolument ne tiendra la promesse qu'il a pu faire, sinon par crainte d'un mal plus grand ou espoir d'un plus grand bien. Pour le faire mieux entendre, supposons qu'un voleur me contraingne à lui promettre de lui faire abondon de mes biens où il voudra. Puisque mon droit naturel est limité [...] par ma seule puissance, il est certain que, si je puis par ruse me libérer du voleur en lui promettant ce qu'il voudra, il m'est, par le droit naturel, loisible de le faire, autrement dit de conclure par ruse le pacte qu'il voudra".

Spinoza, Traité théologico-politique, Chapitre 16, GF, pp. 264-265

 

"Ou bien supposons que, sans intention de fraude, j'ai promis à quelqu'un de m'abstenir pendant vingt jours de pain et de tout aliment et qu'ensuite je voie que j'ai fait une promesse insensée et que je ne puis la tenir sans le plus grand dommage ; puisqu'en vertu du droit naturel, de deux maux je suis tenu de choisir le moindre, je peux d'un droit souverain manquer de foi à ce pacte et faire que ce qui a été dit, soit comme s'il n'avais pas été dis. [...] De la nous concluons que nul pacte ne peut avoir de force sinon pour la raison qu'il est utile et que, levé l'utilité, le pacte est levé du même coup et demeure sans force |...]"

Spinoza, Traité théologico-politique, Chapitre 16, GF, p. 265