Définition kantienne de la philosophie

La métaphysique, cette science tout à fait à part, qui consiste dans des connaissances rationnelles spéculatives, et qui s’élève au-dessus des instructions de l’expérience en ne s’appuyant que sur de simples concepts (et non pas, comme les mathématiques, en appliquant ces con­cepts à l’intuition), et où, par conséquent, la raison n’a d’autre maîtresse qu’elle-même, cette science n’a pas encore été assez favorisée du sort pour entrer dans le sûr chemin de la science. Et pourtant elle est plus vieille que toutes les autres, et elle subsisterait toujours, alors même que celles-ci disparaîtraient toutes ensemble dans le gouffre de la barbarie. La raison s’y trouve continuel­lement dans l’embarras, ne fût-ce que pour apercevoir à priori (comme elle a en la prétention) ces lois que con­firme la plus vulgaire expérience. Il y faut revenir in­définiment sur ses pas, parce qu’on trompe que la route qu’on a suivie ne conduit pas où l’on veut aller. Quant à mettre ses adeptes d’accord dans leurs assertions, elle en est tellement éloignée qu’elle semble n’être qu’une arène exclusivement destinée à exercer les forces des jouteurs, et où aucun champion n’a jamais pu se rendre maître de la plus petite place et fonder sur sa victoire une possession durable. Il n’y a donc pas de doute que la marche qu’on y a suivie jusqu’ici n’a été qu’un pur tâtonnement, et, ce qu’il y a de pire, un tâtonnement au milieu de simples concepts.

Kant, Critique de la raison pure, Préface de la 2e édition