G.Cohen : politique du camping : libéralisme ou socialisme ?

g-cohen.jpgVous et moi et tout un groupe partons en camping. Entre nous, pas de rapports hiérarchiques : notre objectif commun est que chacun prenne du bon temps, en s’adonnant autant que possible aux activités qu’il ou elle aime le plus (dont certaines seront pratiquées collectivement et d’autres séparément). Nous nous sommes munis des accessoires qui nous permettront de mener ce projet à bien : casseroles et popotes, huile, café, cannes à pêche, canoës, ballon de foot, jeux de cartes, etc. et, comme le veut la coutume, nous mettons cet équipement en commun : même si ces objets appartiennent à l’un ou à l’autre, ils seront sous contrôle collectif pendant toute la durée de l’excursion, et nous nous mettons d’accord pour savoir qui les utilisera, quand, et pourquoi. Untel va à la pêche, untel vide les poissons, tel autre les fait griller. Ceux qui détestent cuisiner mais n’ont rien contre l’idée de faire la vaisselle laveront les gamelles, et ainsi de suite. Nous sommes tous différents, mais la bonne entente et l’esprit même de l’équipée garantissent qu’il n’y aura pas d’inégalités auxquelles on pourrait poser une objection de principe.camping.jpg

En camping, comme dans tout groupe restreint, on coopère sur la base de l’intérêt commun qui veut que chacun ait, dans la mesure du possible, à peu près les mêmes chances de s’épanouir et d’être tranquille, à condition de contribuer selon ses capacités à l’épanouissement et à la tranquillité des autres. Dans ce genre de situation, même les plus rétifs à l’égalitarisme acceptent les règles d’égalité et de réciprocité et les prennent pour acquises. Ces règles vont de soi, personne ne les remet en question : ce serait contraire à l’esprit même du camping.

Imaginez une excursion où chacun ferait valoir ses droits sur tel ou tel ustensile, sur les compétences qu’il apporte, et ergoterait à n’en plus finir pour savoir qui va régler quel tarif à qui pour avoir la permission d’utiliser, mettons, un couteau pour éplucher les patates, et combien il va taxer ses camarades pour ces patates épluchées qu’il a achetées non épluchées à un autre campeur, et ainsi de suite. Bref, une excursion strictement fondée sur les principes du marché et de la propriété privée. Voilà qui ne plairait pas à grand monde. Si nous préférons le premier mode de camping au deuxième, c’est avant tout au nom de la camaraderie, mais aussi, disons-le, au nom de l’efficacité. (Pensez aux frais de transaction exorbitants qu’imposerait un camping fondé sur les lois du marché. On passerait son temps à marchander et à guigner des opportunités plus rentables.) Nous sommes donc majoritairement favorables à l’idéal socialiste, au moins dans certains contextes bien particuliers.

À l’appui, voici quelques hypothèses sur la réaction probable que susciteraient divers cas de figure :

a) Harry est amateur de pêche à la ligne. Il va donc attraper et fournir plus de poisson que ses camarades. Harry se récrie : « cette organisation est injuste. C’est à moi que devraient revenir les meilleurs morceaux. Je devrais manger seulement de la perche, et non la friture ordinaire de perche et de poisson-chat. » Les autres randonneurs lui rétorquent : « Allez, Harry, ne fais pas ta mauvaise tête. Nous aussi, on se donne de la peine. Tu es certes un bon pêcheur. On reconnaît ton talent et tu peux en être fier, mais pourquoi devrions nous le récompenser? »

b) Après une expédition de reconnaissance en solitaire, Sylvia regagne le campement et annonce: « J’ai trouvé un immense pommier qui donne des fruits succulents. » « Formidable, s’écrient ses camarades, on va pouvoir manger de la compote, de la tarte, du strudel! » Mais Sylvia s’empresse de mettre un bémol : « À condition, bien sûr, que vous diminuiez ma charge de travail et/ou que vous me laissiez plus de place dans la tente et/ou que j’aie droit à une double ration de bacon au petit-déjeuner. » Son (prétendu) droit de propriété sur le pommier soulève l’indignation générale.

c) Les randonneurs crapahutent le long d’un sentier lorsqu’ils tombent sur une réserve de noisettes abandonnée par un écureuil. Seule Leslie a le tour de main pour les décortiquer, mais elle entend bien monnayer ce savoir-faire. Ses camarades réagissent à cette requête de la même façon qu’à celle de Sylvia.

d) Morgan reconnaît le site de campement : « Hé, c’est ici que mon père était venu camper il y a trente ans. Il avait creusé une petite mare de l’autre côté de cette colline et l’avait remplie de poissons. Il se doutait qu’un jour je viendrais moi aussi camper ici, et il avait tout prévu pour que son fiston ait de bonnes choses à manger. Maintenant, j’ai donc droit à une meilleure nourriture que vous autres. » Tous froncent les sourcils ou sourient devant les prétentions de Morgan.

Certes, tout le monde n’est pas fan de camping. (…) Cela dit, la question qui nous occupe n’est pas : « que diriez-vous de partir en randonnée ? », mais : « le mode de vie socialiste, fondé sur la propriété collective et l’échange consenti, n’est-il pas clairement la meilleure façon de gérer cette équipée, que l’on aime ou non les joies du camping ? »

Les circonstances du camping présentent bien des différences avec la vie quotidienne dans les sociétés modernes. Si les excursions telles que celle que j’ai décrite sont réalisables et souhaitables, on ne saurait en déduire que le socialisme à l’échelle de la société tout entière est, lui aussi, réalisable et souhaitable. Ce sont là des contextes trop éloignés l’un de l’autre pour qu’une telle déduction soit valide. Ce qu’il importe de déterminer, c’est précisément quelles sont les différences à prendre en compte, et comment les socialistes les envisagent. Circonstance exceptionnelle par rapport à la vie quotidienne, le camping est invoqué comme contre-exemple dès lors qu’il s’agit de démontrer que le socialisme à l’échelle de la société tout entière n’est pas réalisable ou/ni souhaitable, justement parce qu’il l’est dans le cadre du camping.

Gerald Cohen, Pourquoi pas le socialisme ?