Hobbes- de l'état de nature à l'institution de l'Etat

 

Le DROIT DE NATURE, que les auteurs nomment couramment jus naturale, est la liberté que chaque homme a d'user de son propre pouvoir pour la préservation de sa propre nature, c'est-à-dire de sa propre vie; et, par conséquent, de faire tout ce qu'il concevra, selon son jugement et sa raison propres, être le meilleur moyen pour cela

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… si deux hommes désirent  la même chose, dont ils ne peuvent cepen­dant jouir  tous les deux, ils deviennent ennemis; et, pour atteindre leur but (principa­lement leur propre conservation, et quelquefois le seul plaisir qu'ils savourent ), ils s'efforcent de se détruire ou de subjuguer l'un l'autre. Et de là vient que, là où un envahisseur  n'a plus à craindre que la puissance individuelle d'un autre homme, si quelqu'un plante, sème, construit, ou possède un endroit  commode, on peut s'attendre à ce que d'autres, probablement, arrivent, s'étant préparés en unissant leurs forces , pour le déposséder et le priver, non seulement du fruit de son travail, mais aussi de sa vie ou  de sa liberté. Et l'envahisseur, à son tour, est exposé au même danger venant d'un autre.

Et de cette défiance de l'un envers l'autre, [il résulte qu'] il n'existe aucun moyen pour un homme de se mettre en sécurité  aussi raisonnable que d'anticiper , c'est-à-dire de se rendre maître, par la force ou la ruse  de la personne du plus grand nombre possible d'hommes, jusqu'à ce qu'il ne voit plus une autre puissance assez importante pour le mettre en danger; et ce n'est là rien de plus que ce que sa conservation exige, et ce qu'on permet généralement. (…) par conséquent, une telle augmentation de la domination sur les hom­mes étant nécessaire à la conservation de l'homme, elle doit être permise .

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Et parce que la condition de l'homme est d'être dans un état de guerre  de chacun contre chacun, situation où chacun est gouverné par sa propre raison, et qu'il n'y a rien dont il ne puisse faire usage dans ce qui peut l'aider à préserver sa vie contre ses ennemis, il s'ensuit que, dans un tel état , tout homme a un droit sur toute chose, même sur le corps d'un autre homme. Et c'est pourquoi, aussi longtemps que ce droit naturel de tout homme sur toute chose perdure, aucun homme, si fort et si sage soit-il, ne peut être assuré de vivre le temps que la nature alloue ordinairement aux hommes . Et par conséquent, c'est un précepte , une règle générale de la raison, que tout homme doit s'efforcer à la paix, aussi longtemps qu'il a l'espoir de l'obtenir, et, que, quand il ne parvient pas à l'obtenir, il peut rechercher et utiliser tous les secours et les avantages de la guerre. La première partie  de cette règle contient la première et fondamentale loi de nature, qui est de rechercher la paix et de s'y conformer . La seconde [contient]  le résumé du droit de nature, qui est : par tous les moyens, nous pouvons nous défendre .

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Nous trouvons dans la nature humaine trois principales causes de querelle : premièrement, la rivalité ; deuxièmement, la défiance; et troisièmement la fierté. La première fait que les hommes attaquent  pour le gain , la seconde pour la sécurité, et la troisième pour la réputation . Dans le premier cas, ils usent de violence pour se rendre maîtres de la personne d'autres hommes, femmes, enfants, et du bétail ; dans le second cas, pour les défendre; et dans le troisième cas, pour des baga­telles, comme un mot, un sourire, une opinion différente Par là, il est manifeste que pendant le temps où les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les maintienne tous dans la peur , ils sont dans cette condition qu'on appelle guerre , et cette guerre est telle qu'elle est celle de tout homme contre homme. Car la GUERRE ne consiste pas seulement dans la bataille, ou dans l'acte de se battre, mais dans un espace de temps où la volonté de combattre est suffisamment connue; (…) guerre, où tout homme est l'ennemi de tout homme…

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Il peut sembler étrange, à celui qui n'a pas bien pesé ces choses, que la Nature doive ainsi dissocier les hommes et les porter  à s'attaquer et à se détruire les uns les autres ; et il est par conséquent possible que, ne se fiant pas à cette inférence faire à partir des passions, cet homme désire que la même chose soit confirmée par l'expérience . Qu'il s'observe donc lui-même quand, partant en voyage, il s'arme et cherche à être bien accompagné, quand, allant se coucher, il ferme ses portes à clef, quand même dans sa maison, il verrouille ses coffres; et cela alors qu'il sait qu'il y a des lois et des agents de police armés pour venger tout tort qui lui sera fait. Quelle opinion a-t-il de ces compatriotes , quand il se promène armé, de ses concitoyens, quand il ferme ses portes à clef, de ses enfants et de ses domestiques, quand il verrouille ses coffres? N'accuse-t-il pas là le genre humain autant que je le fais par des mots? Mais aucun de nous deux n'accuse la nature de l'homme en cela. Les désirs et les autres passions de l'homme ne sont pas en eux-mêmes des péchés . Pas plus que ne le sont les actions qui procèdent de ces passions, jusqu'à ce qu'ils connaissent une loi qui les interdise, et ils ne peuvent pas connaître les lois tant qu'elles ne sont pas faites, et aucune loi ne peut être faite tant que les hommes ne se sont pas mis d'accord sur la personne qui la fera.

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Peut-être peut-on penser qu'il n'y a jamais eu une telle période, un état de guerre tel que celui-ci; et je crois aussi que, de manière générale, il n'en a jamais été ainsi dans le monde entier. (…) Quoi qu'il en soit, on peut se rendre compte de ce que serait le genre de vie, s'il n'y avait pas de pouvoir commun à crain­dre, par celui où, tombent  ordinairement, lors d'une guerre civile, ceux qui ont précédemment vécu sous un gouvernement pacifique.

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Mais, bien qu'il n'y ait jamais eu un temps où les particuliers fussent en un état de guerre de chacun contre chacun, cependant, à tout moment, les rois et les personnes qui possèdent l'autorité souveraine, à cause de leur indépendance, se jalousent de façon permanente (…)

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De cette guerre de tout homme contre tout homme résulte  aussi que rien ne peut être injuste. Les notions de bien et de mal , justice et injustice, n'ont pas leur place ici. Là où n'existe aucun pouvoir commun, il n'y a pas de loi. Là où n'existe pas de loi, il n'y a aucune injustice. (…) Il résulte aussi de ce même état qu'il ne s'y trouve pas de propriété, de domination, de distinction du mien et du tien, mais qu'il n'y a que ce que chaque homme peut obtenir, et aussi longtemps qu'il peut le conserver.

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De cette fondamentale loi de nature qui ordonne aux hommes de s'efforcer à la paix, dérive la seconde loi : qu'un homme consente, quand les autres consentent  aussi, à se démettre  de ce droit sur toutes choses, aussi longtemps qu'il le jugera nécessaire pour la paix et sa propre défense; et qu'il se contente d'autant de liberté à l'égard des autres hommes qu'il en accorderait aux hommes  à son propre égard.

La transmission mutuelle du droit est ce que les hommes appellent CONTRAT . (…) De plus, l'un des contractants peut remplir sa part du contrat en livrant la chose, et laisser l'autre remplir la sienne à un moment ultérieur déterminé, en lui faisant confiance dans l'intervalle; et alors, le contrat qui porte sur cette deuxième part est appelé PACTE ou CONVENTION

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Si une convention est faite de telle façon qu'aucune des parties ne s'exécute tout de suite, car chacune fait confiance à l'autre, dans l'état de nature (qui est un état de guerre de tout homme contre homme), au [moindre] soupçon bien fondé , cette convention est nulle. Mais si existe un pouvoir commun institué au-dessus des deux parties, avec une force et un droit  suffisants pour les contraindre à s'exécuter, la convention n'est pas nulle

Et c'est en cette loi de nature que consiste la source et l'origine de la JUSTICE. Car là où aucune convention n'a précédé, aucun droit n'a été transmis, et tout homme a droit sur toute chose et, par conséquent, aucune action ne peut être injuste. Mais quand une convention est faite, alors la rompre est injuste, et la définition de l'INJUSTICE n'est rien d'autre que la non-exécution de convention . Et tout ce qui n'est pas injuste est juste.

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avant que les dénominations de juste et d'in­juste puissent avoir place, il faut qu'il y ait quelque pouvoir coercitif pour contraindre également les hommes à exécuter leurs conventions, par la terreur de quelque châtiment plus grand que le bénéfice qu'ils comptent tirer de la violation de la con­vention, et pour rendre sûre  cette propriété que les hommes acquièrent par contrat mutuel, en compensation du droit universel qu'ils abandonnent. Un tel pouvoir, il n'en existe aucun avant l'érection  d'une République. (…) où il n'y a rien à soi, c'est-à-dire, nulle propriété, il n'y a aucune injustice, et là où aucun pouvoir coercitif n'a été érigé, c'est-à-dire là où il n'y a pas de République, il n'y a pas de propriété, tous les hommes ayant droit sur toutes choses. C'est pourquoi là où il n'y a pas de République, rien n'est injuste

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Etant donné qu'il n'existe pas au monde de république où l'on ait suffisamment de règles pour présider à toutes les actions et paroles des hommes (car cela serait impossible), il s'ensuit nécessairement que, dans tous les domaines d'activité que les lois ont passé sous silence, les gens ont la liberté de faire ce que leur propre raison leur indique comme leur étant le plus profitable. Car si nous prenons le mot de liberté en son sens propre de liberté corporelle, c'est-à-dire de n'être ni enchaîné ni emprisonné, il serait tout-à-fait absurde de crier comme ils le font pour obtenir cette liberté dont ils jouissent si manifestement. D'autre part, si nous entendons par liberté le fait d'être soustrait aux lois, il n'est pas moins absurde de la part des hommes de réclamer comme ils le font cette liberté qui permettrait à tous les autres hommes de se rendre maîtres de leurs vie. Et cependant aussi absurde que ce soit, c'est bien ce qu'ils réclament, ne sachant pas que leurs lois sont sans pouvoir pour les protéger s'il n'est pas un glaive entre les mains d'un homme (ou de plusieurs) pour faire exécuter ces lois.
Par conséquent, la liberté des sujets réside seulement dans les choses qu'en réglementant leurs actions, le souverain a passées sous silence, par exemple la liberté d'acheter, de vendre, et de conclure d'autres contrats les uns avec les autres, de choisir leur résidence, leur genre de nourriture, leur métier, d'éduquer leurs enfants comme ils le jugent convenable et ainsi de suite"

                                                                                                                                                            Thomas Hobbes, Léviathan, 1651