« Imaginez qu’un jour vous vous réveilliez en ayant perdu l’usage de vos sens. Vous ne voyez ni n’entendez rien ; aucune odeur ne vous renseigne sur ce qui vous entoure. Vous semblez également privé de l’usage de vos membres ; vous ne pouvez effectuer aucun mouvement ; la sensation même de l’existence de votre corps vous manque. Rapidement vous vous rendez compte également que vous ne savez plus qui vous êtes. Aucun souvenir, même par bribes, de l’époque ou de la société qui sont les vôtres, de la personne que vous êtes, jeune ou vieille, croyante ou agnostique, riche ou pauvre, femme ou homme, faible ou fort, ayant ou non le goût de l’effort, un talent ou un don particulier, ne parviennent à votre conscience.
Pourtant, ailleurs, votre esprit semble se mouvoir sans effort. Vous pouvez envisager certaines caractéristiques des sociétés humaines. Vous pouvez, par exemple, concevoir l’altruisme limité des hommes par opposition à l’attitude entièrement désintéressée des saints. Il vous apparaît aussi que les intérêts varient d’une personne à l’autre, tout comme diffère la représentation que chacune se forme de l’intérêt des autres. Enfin, vous avez conscience de la rareté modérée des ressources terrestres, qui pose constamment la question des normes selon lesquelles ces ressources sont possédées et réparties.
Une voix vous parvient alors, qui vous dit : « Prenez votre temps et réfléchissez bien. Lorsque vous sortirez des limbes dans lesquels vous êtes à présent, vous allez vivre toute une vie dans la société dont vous aurez vous-même choisi les principes politiques essentiels. Vous ne pourrez, par contre, pas choisir votre place dans cette société. Il est donc dans votre propre intérêt de bien envisager les conséquences de l’adoption des normes fondamentales que vous allez énoncer, pour chacune des personnes de cette société. Vous serez en effet l’une d’entre elles, n’importe laquelle d’entre elles ».
Véronique Munoz-Dardé, La justice sociale, p. 70.