La première chose qui ait tourmenté les lecteurs d'Euclide amis de la rigueur, c'est l'intervention des postulats. Ce qui a d'abord gêné, ce n'était pas proprement les trois postulats qui figurent en tête des Eléments, à côté des définitions et axiomes (...). Mais, après avoir commencé la chaîne de ses déductions, il arrive à deux reprises à Euclide d'invoquer, dans le cours même d'une démonstration et pour les besoins de celle-ci, une proposition très particulière qu'il demande qu'on lui accorde, sans pouvoir la justifier autrement que par une sorte d'appel à l'évidence intuitive. C'est ainsi que, pour démontrer sa 29e proposition, il lui faut admettre que, par un point hors d'une droite, ne passe qu'une seule parallèle à cette droite. (...) Le postulat des parallèles survenait ainsi comme un maillon étranger au système, comme un expédient destiné à combler une lacune dans l'enchaînement logique. Aux yeux des géomètres, il faisait figure de théorème empirique, dont la vérité ne pouvait être mise en question, mais dont la démonstration restait à découvrir. Les savants alexandrins, arabes, et modernes s'y employèrent successivement, mais il se révélait toujours à l'analyse que les prétendues démonstrations se fondaient sur quelque autre supposition, demeurée le plus souvent implicite : on n'avait fait que changer de postulat. On sait comment l'échec des démonstrations directes suggéra l'idée d'une démonstration par l'absurde, et comment à son tour l'échec des démonstrations par l'absurde aboutit bientôt, par un renversement du point de vue, à la constitution des premières géométries dites non euclidiennes.
La portée de ces nouvelles théories est considérable. En particulier, elles ont fortement contribué à déplacer le centre d'intérêt de la géométrie [théorique], en le transportant du contenu vers la structure, de la vérité extrinsèque des propositions isolées vers la cohérence interne du système total. La somme des angles d'un triangle est-elle égale, inférieure ou supérieure à deux angles droits ? Des trois cas concevables, un géomètre ancien eût répondu que le premier était vrai, les deux autres faux. Pour un moderne, il s'agit là de trois théorèmes distincts, qui ne s'excluent mutuellement qu'à l'intérieur d'un même système, selon que le nombre des parallèles est postulé égal, supérieur ou inférieur à un. (…)
L'idée ainsi apparue à l'occasion de la théorie des parallèles doit naturellement s'étendre à l'ensemble des postulats. On voit alors se dissocier les deux aspects de la vérité géométrique, jusque-là intimement mêlés dans une union étonnante. Un théorème de géométrie était à la fois un renseignement sur les choses et une construction de l'esprit, une loi de physique et une pièce d'un système logique, une vérité de fait et une vérité de raison. De ces couples paradoxaux, la géométrie théorique laisse maintenant décidément tomber le premier élément, qu'elle renvoie à la géométrie appliquée. Il n'y a plus, pour les théorèmes, de vérité séparée et pour ainsi dire atomique : leur vérité, c'est seulement leur intégration au système, et c'est pourquoi des théorèmes incompatibles entre eux peuvent également être vrais, pourvu qu'on les rapporte à des systèmes différents. Quant aux systèmes eux-mêmes, il n'est plus question pour eux de vérité ou de fausseté, sinon au sens logique de la cohérence ou de la contradiction interne. Les principes qui les commandent sont de simples hypothèses, dans l'acception mathématique de ce terme : ils sont seulement posés, et non affirmés; non pas douteux, comme les conjectures du physicien, mais situés par-delà le vrai et le faux, comme une décision ou une convention. La vérité mathématique prend ainsi un caractère global : c'est celle d'une vaste implication, où la conjonction de tous les principes constitue l'antécédent, et celle de tous les théorèmes le conséquent.
Robert Blanché, L'axiomatique, 1955