Calliclès / Socrate : hédonisme ou tempérance ?

CALLICLÈS – si on veut vivre comme il faut, il faut laisser aller ses propres passions, si grandes soient-elles, au lieu de les réprimer. Au contraire, il faut être capable de mettre son courage et son intelligence au service de si grandes passions  et de les assouvir, elles et tous les désirs qui les accompagnent. Mais cela n’est pas, je suppose, à la portée de tout le monde. C’est pourquoi la masse des gens blâme les hommes qui vivent ainsi, gênée qu’elle est de devoir dissimuler sa propre incapacité à le faire. La masse déclare donc bien haut que l’intempérance est une vilaine chose.  C’est ainsi qu’elle réduit à l’état d’esclave les hommes dotés d’une plus forte nature que celle des hommes de la masse ; et ces derniers, qui sont eux-mêmes incapables de se procurer les plaisirs qui les combleraient, font la louange de la tempérance et de la justice à cause de leur propre lâcheté. Car pour ceux qui ont hérité du pouvoir ou qui sont dans la capacité de s’en emparer (…), pour ces hommes-là, qu’est-ce qui serait plus mauvais que la tempérance ? Ce sont des hommes qui peuvent jouir de leurs biens, sans que personne n’y fasse obstacle (…) La vérité, que tu prétends chercher, Socrate, la voici : si la vie facile, l’intempérance, et la liberté de faire ce qu’on veut, demeurent dans l’impunité, ils font l’excellence et le bonheur. Tout le reste, ce ne sont que de belles idées, des convention faites par les hommes et contraires à la nature, rien que des paroles en l’air, qui ne valent rien.                                                                                          

SOCRATE— Ce n’est pas sans noblesse, Calliclès, que tu as exposé ton point de vue, tu as parlé franchement. Toi, en effet, tu as exposé clairement ce que les autres pensent et mais ne veulent pas dire. Je te demande donc de ne céder à rien, en aucun cas ! Comme cela, le genre de vie qu’on doit avoir paraîtra tout à fait évident. Alors expliques-moi : tu dis que, si l’on veut vivre tel qu’on est, il ne faut  pas réprimer ses passions, aussi grandes soient-telles, mais se tenir prêt à les assouvir par tous les moyens. Est-ce bien en cela que consiste [le bonheur et] l’excellence ?                                

CALLICLÈS- Oui, je l’affirme !                                                                                                                                                                             

SOCRATE- On a donc tort de dire que ceux qui n’ont besoin de rien sont heureux.                                                        

CALLICLÈS- Oui, car, à ce compte, les pierres et les cadavres seraient très heureux.                                                               

SOCRATE- Mais tout de même, la vie dont tu parles, c’est une vie terrible ! (…) laisse moi te proposer une image (…).  Regarde bien si ce que tu veux dire, quand tu parles de ces deux genres de vie, une vie d’ordre et une vie de dérèglement, ne ressemble pas à la situation suivante. Suppose qu’il y ait deux hommes, qui possèdent, chacun, de nombreux tonneaux. Les tonneaux de l’un sont  en bon état et remplis, celui-ci de vin, celui-là de miel, un troisième de lait et beaucoup d’autres (…). Chaque tonneau est donc plein de ces denrées liquides qui sont rares, difficiles à obtenir, et acquises au prix de travaux pénibles. Mais, au moins, une fois que cet homme a rempli ses tonneaux, il n’a plus à verser quoique ce soit ni à s’occuper d’eux. L’autre homme, quant à lui, serait aussi capable de se procurer ce genre de denrées, mais n’ayant que des tonneaux percés et fêlés, il serait forcé de les remplir jour et nuit sans relâche, en s’infligeant les plus pénibles peines. Alors, regarde bien, si ces deux hommes représentent chacun une manière de vivre, de laquelle des deux dis-tu qu’elle est la plus heureuse ?  Est-ce la vie de l’homme déréglé ou celle de l’homme tempérant ? Mon allégorie t’amène‑t‑elle à reconnaître que la vie tempérante vaut mieux que la vie déréglée, ou n’es-tu pas convaincu ?                                                                                                                                                          

CALLICLÈS- Je ne le suis pas, Socrate. Car l’’homme dont tu parles, celui qui a fait le plein en lui-même et en ses tonneaux,  n’a plus aucun plaisir, il a exactement le type d’existence dont je parlais tout à l’heure : il vit comme une pierre. S’il a fait le plein, il n’éprouve plus ni joie ni peine. Au contraire, la vie de plaisir  est celle où l’on verse et on reverse autant qu’on peut dans son tonneau !                                                                                                    

SOCRATE- Mais si l’on y verse beaucoup, n’est‑il pas nécessaire qu’il s’en écoule beaucoup aussi et qu’il y ait de larges trous pour les écoulements ?                                                                                                                                     

CALLICLÈS- Bien sûr.                                                                                                                                                                             

SOCRATE- Alors, c’est la vie d’un pluvier, qui mange et fiente en même temps ! – non, ce n’est pas la vie d’un cadavre, même pas celle d’une pierre ! Mais dis‑moi encore une chose : ce dont tu parles, c’est d’avoir faim et de manger quand on a faim, n’est-ce pas ?                                                                                                                                

CALLICLÈS- Oui.                                                                                                                                                                                          

SOCRATE- Et avoir soif, et, quand on a soif, se désaltérer ?                                                                                                               

CALLICLÈS- Oui, mais surtout ce dont je parle, c’est de vivre dans la jouissance, d’éprouver toutes les formes de désirs et de les assouvir – voilà, c’est cela, la vie heureuse !                                                                                                           

SOCRATE- Fort bien, très cher. Tu t’en tiens à ce que tu as dit d’abord, et tu ne ressens pas la moindre honte. Mais alors, il semble que moi non plus je n’ai pas à me sentir gêné ! – Aussi, pour commencer, réponds-moi : suppose que quelque chose démange, qu’on ait envie de se gratter, qu’on puisse se gratter autant qu’on veut et qu’on passe tout son temps à se gratter, est-ce là le bonheur de la vie ?                                                                                                          

CALLICLÈS-  Eh bien, je déclare que même la vie où on se gratte comme cela est une vie agréable !

SOCRATE- Et si c’est une vie agréable, c’est donc aussi une vie heureuse.                                                                                 

CALLICLÈS- Oui, absolument.                                                                                                                                                           

SOCRATE- Si on se gratte la tête seulement, ou faut-il que je te demande tout ce qu’on peut se gratter d’autre ? Regarde, Calliclès, que répondras-tu, quand on te demandera si, après la tête, on peut se gratter tout le reste ? Bref, pour en venir au principal, avec ce genre de saletés, dis-moi, la vie des êtres obscènes, n’est-elle pas une vie affreuse, honteuse, misérable ? De ces êtres, oserais-tu tu dire qu’ils sont heureux, s’ils ont en abondance ce qu’ils désirent ? 

CALLICLÈS- Tu n’as pas honte, Socrate, d’amener la conversation vers ce genre d’horreurs ?                              

SOCRATE- Parce que c’est moi qui l’ai poussée là, ô noble individu ! N’est-ce pas plutôt celui qui affirme sans nuance que les hommes qui éprouvent la jouissance, de quelque façon qu’ils jouissent, sont des hommes heureux ? N’est-ce pas plutôt celui qui ne peut pas distinguer quels sont les plaisirs bons et quels sont les plaisirs mauvais ? Mais maintenant, dis-moi encore juste ceci : prétends-tu que l’agréable soit identique au bon, ou bien y a –t-il de l’agréable qui ne soit pas bon 

CALLICLES : eh bien, pour ne pas être en désaccord avec ce que j’ai dit, si jamais je réponds que l’agréable est différent du bon, je déclare que c’est la même chose.                                                                                                        

SOCRATE- Calliclès, tu es en train de démolir tout ce qui avait été dit avant, et tu n’aurais même plus les qualités requises pour chercher avec moi ce qui est vrai, si tu te mets à dire des choses contraires à ce que tu penses.           

CALLICLÈS- Toi aussi, tu fais pareil, Socrate !                                                                                                                                 

SOCRATE- Eh bien, si je le fais, j’ai tort de le faire ! Et toi aussi, tu as tort ! Mais réfléchis à une chose, bienheureux Calliclès : le bien ne consiste pas dans une jouissance à n’importe quel prix, car sinon, si c’est le cas, il semble bien que le tas de saletés auxquelles j’ai fait allusion tout à l’heure de façon détournée, va nous tomber sur la tête, et plus encore !

CALLICLÈS- C’est ce que tu penses, toi Socrate !                                                                                                          

SOCRATE- Mais toi, Calliclès, maintiens‑tu réellement ton affirmation ?                                                               

CALLICLÈS- Oui.

                                                                                                                                                                                                                                                                                                           Platon, Gorgias

 

Notion évoquées : 

- le désir, le bonheur

- la liberté

- la morale

- la justice

- le Droit, la politique

- le sujet, autrui

- la raison

 

 

 

 

 

Schopenhauer, désirer c'est souffrir