Peut-on dire [...] que la passion nous permette d'aimer un autre être que nous ? Il n'en est rien et, en aimant le passé, nous n'aimons que notre propre passé, seul objet de nos souvenirs. On ne saurait aimer le passé d'autrui; par contre, l'amour peut se porter vers son avenir, et il le doit car, aimer vraiment, c'est vouloir le bien de l'être qu'on aime et l'on ne peut vouloir ce bien que dans le futur. Tout amour passion, tout amour du passé, est donc illusion d'amour et, en fait, amour de soi-même. Il est désir de se retrouver, et non de se perdre; d'assimiler autrui, et non de se donner à lui; il est infantile, possessif et cruel, analogue à l'amour à l'amour éprouvé pour la nourriture que l'on dévore et que l'on détruit en l'incorporant à soi-même. L'amour action suppose au contraire l'oubli de soi, et de ce implique l'effort pour améliorer l'avenir de celui que l'on aime. Et si souvent l'aveuglement, et l'on ne sait quelle complaisance pour nos caprices nous font désirer d'être passionnément aimés, il n'en reste pas moins que celui qui est aimé ainsi sait confusément qu'il n'est pas l'objet véritable de l'amour qu'on lui porte ; il devine qu'il n'est que l'occasion, pour celui qui l'aime, d'évoquer quelque souvenir, et donc de s'aimer lui-même. A cette tristesse chez l'aimé correspond chez l'aimant quelque désespoir, car le passionné sent bien que sa conscience ne peut parvenir à sortir de soi, à atteindre une extériorité, à s'attacher à une autre personne.
Ainsi s'explique que l'inconstance des passions coïncide souvent avec leur violence. La violence de la passion vient de ce que sa source est l'égoïsme, sentiment d'une grande force, et souffrant malles obstacles. L'inconstance de la passion vient de ce que l'objet vers lequel elle se porte n'est jamais que symbolique et accidentel: en son essence, l'amour passion est un amour abstrait. Tiré du passé de l'amant. il peut convenir à tout ce qui, dans le présent, évoque ce passé, apparaît comme son image. Aussi le passionné aime-t-il, non l'être réel et présent qu'il dit aimer, mais ce qu'il symbolise. Dans les cas de demi-lucidité, il aime cette recherche même du passé dans le présent: il aime alors l'amour, ce qui n'est pas aimer
Ferdinand Alquié, Le désir d'éternité