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Jacobson, les 6 fonctions du message et la fonction poétique en particulier
Le langage doit être étudié dans toute la variété de ses fonctions. Avant d’aborder la fonction poétique, il nous faut déterminer quelle est sa place parmi les autres fonctions du langage. Pour donner une idée de ces fonctions, un aperçu sommaire portant sur les facteurs constitutifs de tout procès linguistique, de tout acte de communication verbale, est nécessaire. Le destinateur envoie un message au destinataire. Pour être opérant, le message requiert d’abord un contexte auquel il renvoie (c’est ce qu’on appelle aussi, dans une terminologie quelque peu ambiguë, le « référent »), contexte saisissable par le destinataire, et qui est, soit verbal, soit susceptible d’être verbalisé. Ensuite, le message requiert un code, commun, en tout ou au moins en partie, au destinateur et au destinataire (ou, en d’autres termes, à l’encodeur et au décodeur du message); enfin, le message requiert un contact, un canal physique et une connexion psychologique entre le destinateur et le destinataire, contact qui leur permet d’établir et de maintenir la communication. Ces différents facteurs inaliénables de la communication verbale peuvent être schématiquement représentés comme suit :
CONTEXTE
DESTINATEUR ……… MESSAGE ……… DESTINATAIRE
CONTACT
CODE
Chacun de ces six facteurs donne naissance à une fonction linguistique différente. Disons tout de suite que, si nous distinguons ainsi six aspects fondamentaux dans le langage, il serait difficile de trouver des messages qui rempliraient seulement une seule fonction. La diversité des messages réside non dans le monopole de l’une ou l’autre fonction, mais dans les différences de hiérarchie entre celles-ci. La structure verbale d’un message dépend avant tout de la fonction prédominante. Mais, même si la visée du référent, l’orientation vers le contexte bref la fonction dite « dénotative », référentielle - est la tâche dominante de nombreux messages, la participation secondaire des autres fonctions à de tels messages doit être prise en considération par un linguiste
attentif.
La fonction dite « expressive » ou émotive, centrée sur le destinateur, vise à une expression directe de l’attitude du sujet à l’égard de ce dont il parle. Elle tend à donner l’impression d’une certaine émotion, vraie ou feinte; (...). La couche purement émotive, dans la langue, est présentée par les interjections. Celles-ci s’écartent des procédés du langage réel à la fois par leur configuration phonique (on y trouve des (...)sons inhabituels) et par leur rôle syntaxique (une interjection n’est pas un élément de phrase, mais l’équivalent d’une phrase complète). « Tt! Tt! dit McGinty »: l’énoncé complet, proféré par le personnage de Conan Doyle, consiste en deux clicks de succion. La fonction émotive, patente dans les interjections, colore à quelque degré tous nos propos, aux niveaux phonique, grammatical et lexical. Si on analyse le langage du point de vue de l’information qu’il véhicule, on n’a pas le droit de restreindre la notion d’information à l’aspect [référentiel] du langage. Un sujet, utilisant des éléments expressifs pour indiquer l’ironie ou le courroux, transmet visiblement une information (...).
Un ancien acteur du théâtre de Stanislavski à Moscou m’a raconté comment, quand il passa son audition, le fameux metteur en scène lui demanda de tirer quarante messages différents de l’expression Segodnja vecerom, « Ce soir », en variant les nuances expressives. Il fit une liste de quelque quarante situations émotionnelles et émit ensuite l’expression en question en conformité avec chacune de ces situations, que son auditoire eut a reconnaître uniquement a partir des changements dans la configuration phonique de ces deux simples mots. Dans le cadre des recherches que nous avons entreprises (...) sur la description et l’analyse du russe courant contemporain, nous avons demandé à cet acteur de répéter l’épreuve de Stanislavski. Il nota par écrit environ cinquante situations impliquant toutes cette même phrase elliptique et enregistra sur disque les cinquante messages correspondants. La plupart des messages furent décodés correctement et dans le détail par des auditeurs d’origine moscovite.
L’orientation vers le destinataire, la fonction conative, trouve son expression grammaticale la plus pure dans (...) l’impératif, qui, du point de vue syntaxique, morphologique, et souvent même phonologique, s’écartent des autres catégories nominales et verbales. Les phrases impératives diffèrent sur un point fondamental des phrases déclaratives: celles-ci peuvent et celles-là ne peuvent pas être soumises à une épreuve de vérité. (...) [Dans la phrase] « Buvez! », l’impératif ne peut pas provoquer la question « est-ce vrai ou n’est-ce pas vrai ?», qui peut toutefois parfaitement se poser après des phrases telles que : « on buvait », « on boira », « on boirait ». (...)
Nous avons reconnu l’existence de trois autres facteurs constitutifs de la communication verbale ; à ces trois facteurs correspondent trois fonctions linguistiques.
Il y a des messages qui servent essentiellement établir, prolonger ou interrompre la communication, à vérifier si le circuit fonctionne (« Allô, vous m’entendez ? »), attirer l’attention de l’interlocuteur ou à s’assurer qu’elle ne se relâche pas (« Dites, vous m’écoutez ?» ou, en style shakespearien, « Prêtez-moi l’oreille! » - et, à l’autre bout du fil, « Hm-hm! »). Cette accentuation du contact - la fonction phatique, dans les termes de Malinowski – peut donner lieu à un échange foisonnant de formules ritualisées, voire à des dialogues entiers dont l’unique objet est de prolonger la conversation. Dorothy Parker en a surpris d’éloquents exemples: « Eh bien! » dit le jeune homme. « Eh bien! » dit-elle. « Eh bien, nous y voilà », dit-il, « Nous y voilà, N'est-ce pas », dit-elle. « Je crois bien que nous y sommes », dit-il, « Hop! Nous y voilà. » « Eh bien ! » dit-elle. « Eh bien », dit-il, « eh bien ». L’effort en vue d’établir et de maintenir la communication est typique du langage des oiseaux parleurs; ainsi la fonction phatique du langage est la seule qu’ils aient en commun avec les êtres humains. C’est aussi la première fonction verbale à être acquise par les enfants; chez ceux-ci, la tendance à communiquer précède la capacité d’émettre ou de recevoir des messages porteurs d’information.
Une distinction a été faite dans la logique moderne entre deux niveaux de langage, le « langage-objet », parlant des objets, et le « métalangage » parlant du langage lui-même. Mais le métalangage n’est pas seulement un outil scientifique nécessaire à l’usage des logiciens et des linguistes; il joue aussi un rôle important dans le langage de tous les jours. Comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, nous pratiquons le métalangage sans nous rendre compte du caractère métalinguistique de nos opérations. Chaque fois que le destinateur et/ou le destinataire jugent nécessaire de vérifier s’ils utilisent bien le même code, le discours est centre sur le code: il remplit une fonction métalinguistique (ou de glose). « Je ne vous suis pas, que voulez-vous dire ? » demande l’auditeur (...). Et le locuteur, par anticipation, s’enquiert : « Comprenez-vous ce que je veux dire ? » (...) Tout procès d’apprentissage du langage, en particulier l’acquisition par l’enfant de la langue maternelle, a abondamment recours à de semblables opérations métalinguistiques; et l’aphasie peut souvent se définir par la perte de l’aptitude aux opérations métalinguistiques.
Nous avons passé en revue tous les facteurs impliqués dans la communication linguistique sauf un, le message lui-même. (...) L'accent mis sur le message pour son propre compte est ce qui caractérise la fonction poétique du langage. Cette fonction ne peut être étudiée avec profit si on perd de vue les problèmes généraux du langage, et, d’un autre côté, une analyse minutieuse du langage exige que l’on prenne sérieusement en considération la fonction poétique. Toute tentative de réduire la sphère de la fonction poétique à la poésie, ou de confiner la poésie il la fonction poétique, n’aboutirait qu’à une simplification excessive et trompeuse. La fonction poétique n’est pas la seule fonction de l’art du langage, elle en est seulement la fonction dominante, déterminante, cependant que dans les autres activités verbales elle ne joue qu’un rôle subsidiaire, accessoire. Cette fonction, qui met en évidence le côté palpable des signes, approfondit par là même la dichotomie fondamentale des signes et des objets. Aussi, traitant de la fonction poétique, la linguistique ne peut se limiter au domaine de la poésie. « Pourquoi dites-vous toujours Jeanne et Marguerite, et jamais Marguerite et Jeanne ? Préférez-vous Jeanne à sa soeur jumelle ? » « Pas du tout, mais ça sonne mieux ainsi. » Dans une suite de deux mots coordonnés, et dans la mesure où aucun problème de hiérarchie n’interfère, le locuteur voit, dans la préséance donnée au nom le plus court, et sans qu’il se l’explique, la meilleure configuration possible du message. Une jeune fille parlait toujours de « l’affreux Alfred ». « Pourquoi affreux ? » « Parce que je le déteste. » « Mais pourquoi pas terrible, horrible, insupportable, dégoûtant ? » « Je ne sais pas pourquoi, mais affreux lui va mieux. »
Sans s’en douter, elle appliquait le procédé poétique de la paronomase1. Analysons brièvement le slogan politique I like Ike : il consiste en trois monosyllabes et compte trois diphtongues /ay/, dont chacune est suivie symétriquement par un phonème consonantique, /..l..k..k/. L’arrangement des trois mots présente une variation: aucun phonème consonantique dans le premier mot, deux autour de la diphtongue dans le second, et une consonne finale dans le troisième. (...) Les deux colons de la formule /like /Ike/ riment entre eux, et le second i des deux mots à la rime est complètement inclus dans le premier (rime en écho), /layk/ - /ayk/, image paronomastique d’un sentiment qui enveloppe totalement son objet. Les deux colons forment une allitération vocalique, et le premier des deux mots en allitération est inclus dans le second: /ay/ - /ayk/, image paronomastique du sujet aimant enveloppé par l’objet aimé. Le rôle secondaire de la fonction poétique renforce le poids et l’efficacité de cette formule électorale. Comme nous l’avons dit, l’étude linguistique de la fonction poétique doit outrepasser les limites de la poésie, et, d’autre part, l’analyse linguistique de la poésie ne peut se limiter à la fonction poétique. Les particularités des divers genres poétiques impliquent la participation, à côté de la fonction poétique prédominante, des autres fonctions verbales, dans un ordre hiérarchique variable. La poésie épique, centrée sur la troisième personne, met fortement à contribution la fonction référentielle; la poésie lyrique, orientée vers la première personne, est intimement liée à la fonction émotive; la poésie de la seconde personne est marquée par la fonction conative, et se caractérise comme supplicatoire ou exhortative, selon que la première personne y est subordonnée à la seconde ou la seconde à la première.
Maintenant que notre rapide description des six fonctions de base de la communication verbale est plus ou moins complète, nous pouvons compléter le schéma des six facteurs fondamentaux par un schéma correspondant des fonctions:
REFERENTIELLE
EMOTIVE POETIQUE CONATIVE
PHATIQUE
METALINGUISTIQUE
Selon quel critère linguistique reconnaît-on empiriquement la fonction poétique ? En particulier, quel est l’élément dont la présence est indispensable dans toute oeuvre poétique ? (...) En poésie, et jusqu’à un certain point dans les manifestations latentes de la fonction poétique, les séquences délimitées par des frontières de mot deviennent commensurables, un rapport est perçu entre elles, qui est soit d’isochronie, soit de gradation. Dans « Jeanne et Marguerite », nous voyons à l’oeuvre le principe poétique de la gradation syllabique (...). C’est la symétrie des trois verbes dissyllabiques avec consonne initiale et voyelle finale identiques qui donne sa splendeur au laconique message de victoire de César : « Veni, vidi, vici. » La mesure des séquences est un procédé qui, en dehors de la fonction poétique, ne trouve pas d’application dans le langage. C’est seulement en poésie, par la réitération régulière d’unités équivalentes, qu’est donnée, du temps de la chaîne parlée, une expérience comparable à celle du temps musical - pour citer un autre système sémiotique. (...)
[la question] "tout ce qui est vers est-il poésie ?" peut recevoir une réponse définitive à partir du moment où la fonction poétique cesse d’être arbitrairement confinée au domaine de la poésie. Les vers mnémoniques (...), les modernes bouts-rimés publicitaires, les lois médiévales versifiées, ou encore les traités scientifiques sanscrits en vers que la tradition indienne distingue strictement de la vraie poésie (kavya), tous ces textes métriques font usage de la fonction poétique sans toutefois assigner à cette fonction le rôle contraignant, déterminant, qu’elle joue en poésie. En fait donc, le vers dépasse les limites de la poésie, mais en même temps le vers implique toujours la fonction poétique. Et apparemment aucune culture n’ignore la versification, cependant qu’il existe beaucoup de types culturels où le « vers appliqué » est inconnu (...)
En résumé, l’analyse du vers est entièrement de la compétence de la poétique, et celle-ci peut être définie comme cette partie de la linguistique qui traite de la fonction poétique dans ses relations avec les autres fonctions du langage. La poétique au sens large du mot s’occupe de la fonction poétique non seulement en poésie, où cette fonction a le pas sur les autres fonctions du langage, mais aussi en dehors de la poésie, où l’une ou l’autre fonction prime la fonction poétique. [...]
Roman Jakobson, "Linguistique et poétique"
1Inclusion d'un nom dans un autre