Nous maîtrisons assez bien la technologie [économique] qui consiste à exploiter des motivations mesquines en vue de la productivité économique. De fait, l’histoire du XXe siècle nous a convaincus que le meilleur moyen de stimuler la productivité d’une société moderne était de jouer sur les motivations [telles que] la cupidité et la peur. Mais, ne l’oublions pas, la cupidité et la peur sont en soi des motivations détestables. Envisagerait-on de gérer une société sur la base de ces motivations et de promouvoir la psychologie dont elles relèvent, si elles n’avaient fait la preuve de leur efficacité, si elles n’avaient une valeur instrumentale, la seule dont elles puissent se targuer ? Comme le faisait remarquer Adam Smith dans une célèbre formule visant à justifier les relations de marché, ce n’est pas de la bienveillance du boucher que nous attendons notre dîner, mais de son égoïsme. Ainsi Smith proposait-il une justification pleinement instrumentale de la motivation du marché, dont il reconnaissait par ailleurs le caractère intrinsèquement détestable. Les socialistes de la vieille école refusent souvent d’entendre ses paroles et, dans leur condamnation moralisatrice de la motivation du marché, ils en négligent la justification instrumentale. Aujourd’hui, certains thuriféraires du socialisme de marché, éblouis par leur découverte tardive de la valeur instrumentale du marché, auraient plutôt tendance à oublier son caractère intrinsèquement détestable. Le marché a le génie de (1) mobiliser des motivations mesquines pour (2) réaliser des objectifs souhaitables, mais (3) il entraîne par ailleurs des effets indésirables, sous la forme d’inégalités flagrantes et injustes. Tandis qu’une conception équilibrée voudrait que l’on garde à l’esprit les trois membres de cette proposition, plusieurs socialistes de marché ferment aujourd’hui les yeux sur le (1) et le (3). Bernard Mandeville, penseur prophétique du XVIIIe siècle, avait su articuler le (1) et le (2) dans La Fable des abeilles, cette apologie du marché dont le sous-titre rappelle que « les vices privés font le bien public ». À l’heure actuelle, nombreux sont les apologues du marché qui préfèrent mettre ces vices en sourdine.
G.Cohen, Pourquoi pas le socialisme ? (2007)