Friedrich Hayek est un philosophe et économiste autrichien, prix Nobel d’économie en 1974, émigré au Royaume-Uni puis aux USA, où il enseigne et influence nombre de domaines des sciences humaines.
§1. L'on reproche souvent à [ma conception de la société] et à son ordre de marché de manquer d'une échelle d'importance convenue quant aux fins[1] à poursuivre. Mais c'est précisément là son grand mérite, c'est ce qui rend possibles la liberté personnelle et toutes les valeurs qui s'y rattachent. [Dans la société telle que je la conçois] les hommes peuvent vivre ensemble pacifiquement et pour le plus grand avantage de chacun, sans qu'il leur faille se mettre d'accord sur les objectifs qu'ils poursuivent indépendamment les uns des autres.
§2. En substituant des règles abstraites de conduite[2] à des fins concrètes obligatoires, l'on découvrit que cela rendait possible l'extension d'un ordre pacifique au-delà des petits groupes poursuivant les mêmes objectifs, parce que cela permettait à chaque individu de profiter des talents et des connaissances des autres, sans même les connaître et quelle que soit la diversité de leurs buts, indépendants du sien. Le pas décisif qui rendit possible une telle collaboration pacifique en l'absence de buts communs fut le recours au troc ou à l'échange. C'était simplement reconnaître (…) que souvent chacun des deux individus obtiendrait un avantage s'il recevait ce que l'autre possédait, moyennant qu'il donne à l'autre ce dont cet autre avait besoin. Tout ce qu'il fallait pour que cela fût réalisable, c'était que soient reconnues des règles déterminant ce qui appartenait à chacun, et la façon dont cette propriété pourrait être transférée par consentement mutuel. Les parties n'avaient nul besoin de se mettre d'accord sur les objectifs que chacun avait en vue en décidant cette transaction.
§3. C'est à vrai dire un caractère marquant de ces actes d'échange, qu'ils servent des buts différents et indépendants, propres à chacun des partenaires; et qu'ainsi la même transaction sert de moyen pour les fins distinctes de l'une et l'autre partie. Il est vraisemblable que les parties tirent d'autant plus d'utilité de l'échange que leurs besoins diffèrent davantage. Alors qu'au sein d'une organisation les différents membres rendent service aux autres dans la mesure où ils sont amenés tous à poursuivre les mêmes objectifs, dans une [société de marché [3]] ils sont poussés à contribuer aux projets des autres sans aucunement s'en soucier et sans même les connaître.
Hayek, Law, Legislation and Liberty (1973)
Il nous arrive à tous de sentir qu'il est excellent d'avoir un but commun avec nos proches, d'éprouver une joyeuse exaltation lorsque nous pouvons agir comme membres d'un groupe poursuivant des fins unanimes[4]; c'est là un instinct que nous avons hérité de la société tribale et qui nous est certes souvent très bénéfique lorsqu'il est important pour un petit groupe que les membres agissent de concert[5] en face d'un danger soudain. C'est manifeste notamment lorsque même le déclenchement d'un conflit armé nous donne l'impression qu'un intense désir d'unanimité trouve enfin son objet; mais cet instinct apparaît surtout, dans les temps modernes, à travers les deux plus graves menaces qui pèsent sur une civilisation de liberté : le nationalisme et le socialisme"
Hayek, Law, Legislation and Liberty (1973)
[1] Les « fins » : les buts (comme dans l’expression « la fin justifie les moyens »)
[2] Hayek précise quelques lignes plus bas : il s’agit des règles juridiques déterminant la propriété, les règles de l’échange, le règlement des conflits.
[3] Le terme original est « catallaxie ». « nous pouvons former un mot moderne, catallaxie, que nous emploierons pour désigner l'ordre engendré par l'ajustement mutuel de nombreuses économies individuelles sur un marché. Une catallaxie est ainsi l'espèce particulière d'ordre spontané produit par le marché à travers les actes de gens qui se conforment aux règles juridiques concernant la propriété, les dommages et les contrats » (Hayek)