Il y a pour le chasseur Aché un tabou alimentaire qui lui interdit formellement de consommer la viande de ses propres prises : baï jyvombré ja uéméré : « Les animaux qu'on a tués, on ne doit pas les manger soi-même ». De sorte que lorsqu'un homme arrive au campement, il partage le produit de la chasse entre sa famille (femme et enfants) et les autres membres de la bande ; naturellement, il ne goûtera pas à la viande préparée par son épouse. Or, comme on a vu, le gibier occupe la place la plus importante dans l'alimentation des Guayaki. Il en résulte que chaque homme passe sa vie à chasser pour les autres et à recevoir d'eux sa propre nourriture. Cette prohibition est strictement respectée, même par les garçons non initiés lorsqu'ils tuent des oiseaux. Une de ses conséquences les plus importantes est qu'elle empêche ipso facto [1] la dispersion des Indiens en familles élémentaires : l'homme mourrait de faim, à moins de renoncer au tabou. Il faut donc se déplacer en groupe. Les Guayaki, pour en rendre compte, affirment que manger les animaux qu'on tue soi-même, c'est le moyen le plus sûr de s'attirer le pané [2]. Cette crainte majeure des chasseurs suffit à imposer le respect de la prohibition qu'elle fonde : si l'on veut continuer à tuer des animaux, il ne faut pas les manger. La théorie indigène s'appuie simplement sur l'idée que la conjonction entre le chasseur et les animaux morts, sur le plan de la consommation, entraînerait une disjonction entre le chasseur et les animaux vivants, sur le plan de la production. Elle a donc une portée explicite surtout négative puisqu'elle se résout en l'interdiction de cette conjonction.
En réalité, cette prohibition alimentaire possède aussi une valeur positive, en ce qu'elle opère comme un principe structurant qui fonde comme telle la société guayaki. En établissant une relation négative entre chaque chasseur et le produit de sa chasse, elle place tous les hommes dans la même position l'un par rapport à l'autre, et la réciprocité du don de nourriture se révèle dès lors non seulement possible, mais nécessaire : tout chasseur est à la fois un donneur et un preneur de viande. Le tabou sur le gibier apparaît donc comme l'acte fondateur de l'échange de nourriture chez les Guayaki, c'est-à-dire comme un fondement de leur société elle-même. [...] En contraignant l'individu à se séparer de son gibier, il l'oblige à faire confiance aux autres, permettant ainsi au lien social de se nouer de manière définitive, l'interdépendance des chasseurs garantit la solidité et la permanence de ce lien, et la société gagne en force ce que les individus perdent en autonomie."
Pierre Clastres, La Société contre l'État, 1974
(photo : homme aché malade, recouvert de plumes de duvet de vautour, 1963)